Sarah Espeute brode en trompe-l’œil sur du beau linge des images aux allures de souvenirs imaginaires auxquels elle nous invite à donner vie. Suivant la ligne claire de son aiguille sensible, se déroule le fil narratif d’un univers qu’elle construit patiemment en mêlant âme d’artiste, pragmatisme design et savoir-faire hérité d’une tradition artisanale dont elle incarne aujourd’hui l’un des visages les actuels et touchant. Rencontre avec une conteuse contemporaine.
Tu décris ton travail comme des œuvres sensibles. Qu’entends-tu exactement par ce terme ?
En fait, œuvres sensibles est le nom de ma marque mais avant d’en arriver là, j’utilisais déjà l’expression pour exprimer la manière dont je travaille et je crée. Cela a commencé par un parcours artistique autodidacte, qui m’a poussé à expérimenter et apprendre au fur et à mesure. J’étais portée par l’envie de faire des choses manuelles pour pouvoir m’exprimer. Je me suis essayée à la peinture, puis à la broderie… Et si j’ai utilisé le mot sensible c’est parce que j’avais envie que ma pratique touche. Que l’on sente ma personnalité à travers mes idées. Au fond, mon but a toujours été de faire du design. J’ai donc cherché à reconsidérer les objets du quotidien, non comme des choses banales, inanimées mais comme des objets avec un supplément d’âme. Un objet porteur de sens et de significations. J’ai préféré employer le mot œuvre, qui rassemble tout cela et suppose une vraie réflexion et une envie d’assumer une vision créative.
Tu t’es formée toi-même à la broderie. Peux-tu me raconter ton parcours et comment tu en es arrivée à ta propre technique qui magnifie la simplicité ?
J’ai grandi dans le sud de la France et j’ai fait un lycée d’arts appliqués à Nîmes, avant d’intégrer l’une des grandes écoles publiques d’arts appliqués à Paris, Olivier de Serres, pour un BTS communication visuelle qui m’a initiée au graphisme et à la chose imprimée. Après ces deux ans, je me suis rendu compte que ça allait m’enfermer dans un parcours de graphiste et je pense que j’avais envie de me découvrir sur d’autres sujets, donc après avoir échoué à intégrer les arts déco, je me suis dit que j’allais me lancer directement dans une voie professionnelle.
J’ai commencé par un stage de 6 mois à Londres avec une bourse. Là-bas, j’ai découvert en autodidacte une technique d’impression qui s’appelle la risographie (technique venue decopieurs japonais commercialisés au début des années 80 et dont le rendu de couleurs très saturé évoque la sérigraphie, ndlr), ce sont duplicopieurs qui ont été détournés à des fins plus artistiques pour faire des impressions d’artistes, des flyers, des fanzines, des éditions d‘arts. Quand je suis revenue à Paris, j’ai décidé d’en acheter une d’occasion sur Leboncoin et j’ai monté ma petite imprimerie et maison d’édition, d’abord chez moi puis dans un espace à Paris. J’ai fait ça pendant 4 ans et ce qui m’intéressait, c’était l’illustration, l’impression d’illustrations, l’objet livre certes, mais je gardais l’envie de faire des choses plus artistiques. J’ai donc arrêté ce projet et j’ai décidé d’habiter dans le Sud, à Marseille, où je suis descendue avec mon copain et une copine avec qui je travaillais déjà à Paris. Moi, je m’intéressais au textile et à la broderie parce que j’avais appris à broder quand j’étais à l’école primaire, c’était une chose qui m’était restée et que j’avais poursuivie, je n’avais pas peur d’utiliser mon aiguille et de broder des choses à la main.
Quand j’ai commencé à créer mes premiers objets, c’était pour interpréter mes dessins sur textile. Puis j’ai commencé à multiplier les supports, comme des rideaux avec des trompe-l’oeil brodés ou des coussins. Cela m’a permis de trouver ma patte et de déterminer le fil et l’aiguille adéquats pour pouvoir créer en série facilement et esthétiquement. L’idée des nappes est née de la commande d’une galeriste à Biarritz pour une expo autour de la table. C’est là que j’ai réalisé que le trompe-l’œil avait plus de sens sur la table que sur les autres objets que j’avais faits.
Tu travailles seule ?
J’ai trouvé un moyen de reproduire mes dessins en série, avec un point toujours similaire et simple parce que je ne voulais pas seulement être artiste mais être designer, et penser à de vraies méthodes de production. J’ai commencé à déléguer ma technique à une stagiaire puis, à des amis d’amis, des artistes autour de moi qui cherchaient des jobs, à qui j’ai appris la broderie et petit à petit, je suis parvenue à reproduire mes dessins et répondre à des commandes. Puis le cercle s’est agrandi, j’ai changé d’espace pour m’installer dans mon atelier actuel dans le 1er à Marseille et j’ai commencé à embaucher. D’abord ma stagiaire, puis une autre fille qui faisait de la broderie avec moi. On a un écosystème qui fonctionne selon le rythme de chacune et notre réseau est très organique. Tout le monde a appris très vite parce que le point est simple, ça en devient mécanique et méditatif.
Je me suis rendu compte que c’était une vieille technique de production, avant qu’il y ait des usines et qu’on embauche des gens, on déléguait beaucoup de savoir-faire à des gens indépendants qui faisaient le travail chez eux et qui étaient payés à la pièce. C’est une histoire de transmission.
Et de qui te sens-tu proche sur la scène marseillaise ?
J’ai mon noyau d’amies, constitué de femmes qui ont entrepris dans le milieu créatif comme Léa Bigot, qui fait de la sculpture, à l’origine en autodidacte. J’ai aussi des amies qui ont la marque de vêtements Azur. Elles font de la teinture naturelle, le tissu plissé de manière traditionnelle, elles aussi ont une manière de travailler sensible et on a une vision commune sur les questions de savoir-faire, de produire localement, sans surproduire. Il y a aussi Laure, qui a créé le studio Oros où elle travaille le bois (et dont vous pouvez d’ailleurs retrouver l’interview par ici, ndlr). Elle a développé tout un univers autour de ce matériau, et on a aussi énormément de valeurs communes. C’est assez génial parce qu’on évolue toutes dans ce monde entrepreneurial, et on se conseille, il y a beaucoup de bienveillance. Il y a aussi memori, un couple qui a monté plusieurs projets, qui travaille pour faire revivre l’artisanat marocain de tradition. Eux aussi utilisent du tissu ancien pour créer leurs vêtements, c’est une démarche qui nous est commune, sensible à la revalorisation.
Le fait que ton travail soit minimaliste, avec peu de couleurs, c’est pour que cela puisse être reproductible et que personne ne se lasse de tes créations ?
Exactement, en tant que designer et artiste, j’avais envie de quelque chose d’assez intemporel, je suis plus dans cette idée de vivre avec la pièce longtemps et de ne pas jouer sur des tendances qui passent. J’utilise des couleurs neutres, des tons naturels, qui, je pense, correspondent à ma personnalité. Je ne suis pas quelqu’un d’excentrique, donc je dirais que toutes mes pièces vont à l’essentiel. La simplicité fait leur identité et je trouve que c’est ce qui fait qu’elles peuvent s’adapter à tous les intérieurs, devenir actrices des histoires du quotidien de chacun.
Tu as choisi du fil plutôt que des pinceaux et du tissu plutôt qu’une toile, quel est ton rapport aux matières textiles ?
J’ai toujours eu un attachement au textile, à l’objet ancien aussi. J’ai toujours acheté des coupons de tissus, même si je ne savais pas vraiment quoi en faire. Broder, c’est ajouter de la matière dans la matière, et pour moi ça ajoute plus de force. L’objet devient plus complet à mes yeux. S’il était dessiné, cela serait un ajout. Là il y a fusion entre les matières, elles coexistent et, au final, ne font qu’un.
Je ne voulais pas faire de la broderie traditionnelle, je ne fais pas de points super minutieux, réguliers, délicats, je l’utilise comme j’utiliserais de la peinture sur un pinceau, mais pas dans sa technicité. J’envisage la broderie comme un moyen de mêler mon côté artistique inspiré, mais pragmatique, à mon envie d’efficacité en tant que designer. Quand j’ai commencé à faire les pièces moi-même, j’ai réalisé que j’étais quelqu’un de raisonnablement patient. J’ai dû trouver quelque chose d’efficace car je n’aime pas les processus longs et fastidieux. C’est comme ça que j’ai décidé de ne pas faire de remplissage, d’utiliser un fil plus gros que la broderie très détaillée que l’on a l’habitude de voir.
Que voulais-tu raconter sur tes nappes ?
J’aime raconter des histoires et j’adore qu’émotionnellement il se passe quelque chose. Les histoires que je raconte évoquent des moments qui auraient pu se passer. Elles n’ont pas d’existence précise, mais elles renvoient à des scènes que l’on a tous connues, des images mentales réconfortantes. Chaque personne est différente et il y aura autant d’histoires que de personnes qui s’approprieront les pièces. De la façon de la disposer à l’environnement dans lequel elle se trouvera apparaissent de nouveaux scénarios, et c’est ça qui en fait un objet très personnel.
Le linge brodé était une tradition dans les familles, comme une signature de noblesse et le signe de l’attention portée au linge. Est-ce une façon de moderniser cette tradition avec un traitement plus ludique et poétique ? De faire le pont entre le côté traditionnel de la broderie et le minimalisme contemporain de tes motifs ?
Je voulais utiliser des matériaux qui existaient déjà, car j’aime que ma pratique fasse un lien, un pont avec le passé et qu’on soit toujours dans cette sorte d’intemporalité finalement. J’utilise des tissus anciens parce que je trouve que la matière est plus belle que celle que je peux trouver neuve dans des magasins, et réinterpréter ce drap en lin ou en coton, en le brodant, en le transformant en nappe, avec mon oeil plus moderne, ça se suffisait. Je ne voulais pas de broderie à l’ancienne sur un vieux tissu, sinon mon objet aurait moins de sens. C’est un équilibre à trouver entre la nouveauté et ce qui existe déjà. L’important c’est de créer un lien pour faire quelque chose d’inattendu.
Certaines pièces de tissu que tu utilises ont jusqu’à 100 ans. Ce caractère ancien, c’est aussi une composante essentielle de la poésie de ton travail ?
Je trouvais ça tellement dommage de délaisser une matière aussi belle et d’une qualité extraordinaire. Je suis nostalgique de ce temps où l’on était capable de produire des tissus en France, avec des fils de qualité, et qui au cours des années, bien qu’ils soient utilisés, lavés, sont intacts. Il faut les revaloriser, parce que si la matière est déjà existante, il faut maintenir en vie ses qualités et son histoire. C’est moins facile, il faut fouiller, laver, assembler, cela demande plus de travail mais le résultat est tellement plus beau et profondément vertueux. Cela donne des valeurs à mon travail et ça me guide pour grandir en tant qu’artiste. Je sais que certaines personnes ont peur de salir mon travail parce que c’est du tissu ancien, avec de la broderie dessus, ils considèrent mes nappes comme une œuvre d’art intouchable. Mais non, elles sont faites pour vivre, être lavées, tâchées, et témoigner de nouvelles choses qui se passent.
Le mot humble, propre aux couturières et brodeuses discrètes, revient aussi souvent concernant ton travail, tu l’utilises toi-même pour en parler. Tu pourrais le définir appliqué à ton travail ? En quoi est-il une vertu ?
J’utilise souvent le mot humble et le mot modeste parce que je veux faire des choses qui ne soient pas tape-à-l’œil. Je trouve que l’on est tellement biaisé par les codes du luxe ou de ce qui est censé avoir de la valeur, comme les objets précieux avec du marbre, des choses qui brillent, que l’on a perdu la valeur des choses modestes. Pour moi, ça passe par la simplicité, des belles matières et quelque chose de plus brut, pour moi le luxe est artisanal.
Je dis que mon travail est humble et modeste parce qu’il ne cherche pas à briller. Mes pièces, on peut les aimer dans l’intimité, sans avoir à les montrer aux autres. Je veux que les gens les aiment personnellement, plutôt qu’à travers le regard des autres. Elles sont simplement faites à la main, sans fil d’or, sur des matières du quotidien, mais ce qui en fait la valeur, c’est l’affect qu’on y met. Elles sont humbles parce qu’elles sont sans apparat.
As-tu déjà collaboré avec un chef ou une cheffe ? Ça te plairait ? À quoi ressemblerait ta collab’ de rêve?
Ce n’est pas encore arrivé, mais j’aimerais vraiment beaucoup. Comme il faut laver souvent, ils ont peut-être peur que ça ne soit pas faisable, mais ça demande juste à être réfléchi ! J’ouvre un nouvel espace à côté de mon atelier, et l’idée est d’inviter un chef, qui a son propre univers, à cuisiner pour accorder une nappe ou des éléments de table à son travail. C’est presque de la performance où l’on vient scénariser un repas unique, dans une interprétation artistique. De quoi sortir du schéma classique du restaurant pour vivre une expérience Là, je pourrais penser à des collaborations inspirantes, de préférence avec des gens qui font de la cuisine minimaliste en phase avec mes idées. Parce que ce que je préfère, ce sont les bons produits, bien cuisinés, sans superflu.
Ce nouvel espace est-il une nouvelle étape pour toi ? Il te permet d’avoir un lieu pour exposer ton travail au public ?
C’est un lieu un peu hybride où je vais vendre, mais où je vais essayer aussi de recréer une maison avec une cuisine, une table, une chambre, pour montrer mes pièces. Il y a aura des jours d’ouverture en tant que boutique, mais aussi des jours d’exposition pour ces repas un peu performances, ou d’autres événements culturels. C’est un espace d’expérimentation et de recherche, qui va me permettre de rencontrer ma clientèle française. Ils vont pouvoir venir toucher et voir mon travail directement, et on pourra échanger sur leurs envies, ça va être super.
oeuvres-sensibles.com
Photo 1 et 3 © Crédit : Sabrina Hadj Hacene - Photo 2 © Crédit : Sarah Espeute