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Léa Bigot. Les beaux chemins du faire  

Guidée par son penchant pour la nature et son désir de spontanéité, Léa Bigot s’attache à saisir et retranscrire dans son travail de la terre les sensations qui l’animent. Artiste céramiste autodidacte, elle réalise des sculptures traversées d’une énergie palpable, essentielle et sensible. Entretien exclusif et intercontinental depuis Lagos, capitale tentaculaire du Nigéria, où elle continue d’explorer de nouveaux horizons. 

Léa est née à La Réunion, est passée par Paris avant de retrouver le soleil, mais aussi la chaleur humaine qui lui manquait tant, à Marseille. Elle a appris à sculpter toute seule, en se nourrissant des expérimentations et de la spontanéité, inhérentes à sa pratique personnelle. Ses créations sont le fruit d’un esprit libre qui s’inspire des années d’après-guerre, où l’on cherchait à faire renaître la beauté, qui manquait alors terriblement au paysage, mais aussi de la figure singulière d’artistes comme Jean Arp ou Marta Pan. 

Simple, directe, essentielle, sa démarche artistique la conduit à façonner des œuvres touchantes qui suscitent l’émotion. Ce qu’elle imagine, elle s’emploie à le matérialiser sans tentation conceptuelle ni idée préconçue, car sa sensibilité s’exprime le plus souvent dans des formes plus viscérales que cérébrales. Plongée dans son univers régi par le mantra don’t think, just sculpt, teinté de souvenirs insulaires, d’amour pour les matières naturelles et de goût pour l’expérimentation et la découverte. 

Vous êtes graphiste de formation. Comment en êtes-vous arrivée aux objets que vous créez aujourd’hui ?  

J’ai commencé mes études à Paris après un bac arts appliqués à la Réunion, là d’où je viens. J’ai étudié le graphisme et la communication visuelle, avec une cinquième année plus orientée vers le luxe. On était en relation avec des maisons comme Hermès et c’est ainsi que j’ai commencé à travailler dans la mode et l’édition, plus particulièrement pour Double Magazine. J’étais freelance et j’ai aussi réalisé des missions pour le Printemps, Castelbajac ou encore Céline. 

En parallèle, je me suis intéressée au design, que j’ai découvert en arrivant à Paris, spécialement le design des années modernes, de 1920 jusqu’à 1970. Je passais mon temps dans des galeries du Marais, j’allais aussi voir beaucoup d’expositions de sculpture. On s’est rencontré avec Sarah Espeute (avec qui nous avons eu la chance de discuter, ndlr) autour de cette même passion. Graphistes de formation toutes les deux, nous avons décidé de monter le projet Klima Intérieurs. Pendant quatre ans, en même temps que mon travail et le sien, on a commencé à imaginer ce que l’on pourrait faire nous-mêmes en volume, mais en restant au stade de l’illustration. Au début, c’était beaucoup de fantasmes et de rêves, que l’on a compilés dans deux livres, qui manifestaient nos envies et notre vision. On a aussi fait beaucoup d’explorations très Do It Yourself. On travaillait dans nos petits appartements parisiens, dès que l’on avait le temps, et on a quand même réussi à exposer des pièces dans une galerie pendant 1 an. C’était super parce que l’on pouvait voir comment les gens réagissaient à notre travail, on expérimentait. Avec Sarah, on avait déjà fait des coussins brodés et de la céramique, comme des prémices. Mais on faisait aussi du bois, du carrelage, c’était tous azimuts.

On a déménagé ensemble à Marseille parce que l’on a eu l’opportunité d’avoir un atelier et à partir de là vraiment ça a été le déclic. Avoir un espace de travail, ça a tout changé, ça nous a permis à chacune de nous lancer dans ce qui nous plaisait vraiment. Moi dans la sculpture, elle dans le textile et c’est comme ça que l’on en est là maintenant.

Au-delà d’y avoir trouvé un atelier, qu’avez-vous trouvé à Marseille qui vous a retenue ? 

Cela faisait longtemps qu’on était frustré à Paris. Sarah et moi, on vient toutes les deux du Sud, elle de la France, moi du globe (rires) et on avait vraiment besoin de soleil. Personnellement, j’aime avoir un lien avec la nature, avec la mer, je me suis rendu compte en venant à Marseille que c’était une composante vraiment indispensable pour mon inspiration. J’ai besoin d’avoir accès à ces sensations-là, à des émotions directement liées au corps et aux éléments.

On avait déjà cet idéal-là, que Marseille a complètement rempli. En tant qu’artiste, je trouve que c’est une ville géniale. Depuis que l’on est arrivé, il s’est passé tellement de choses. Les premiers mois, on a presque eu peur parce que c’était un peu mort, mais très vite et après le Covid encore plus, ça a explosé en termes de nouveaux arrivants créatifs. Les gens qui y viennent ont envie de collaborer, c’est très différent de Paris où c’était plus fermé et les groupes déjà constitués, plutôt statiques. À Marseille, on est tous plus ou moins des nouveaux arrivants, on a tous envie de s’ouvrir aux autres, de collaborer avec eux. 

Vous sentez-vous plus proche de l’art ou de l’artisanat ?

Justement, toute ma démarche consiste à faire toucher du doigt le fait que pour moi, créer quelque chose, peu importe ce que l’on crée, doit faire partie de l’art. À mes yeux il est important qu’on mette de l’âme et que l’on s’engage à travers notre pratique. Créer des objets qui ont du sens, qui ne sont pas faits simplement pour satisfaire un besoin, mais qui sont là pour être et avoir une puissance, amener quelque chose de l’ordre de l’émotion comme l’art le fait. Ça fait partie de ma pratique d’effacer cette frontière, parce que pour moi, cette frontière n’existe pas. 

Vous parlez souvent de l’énergie qui traverse vos créations. Pouvez-vous m’en dire plus ? 

C’est ce que j’expliquais un peu plus tôt concernant les sensations et les émotions que je ressens dans le contact avec la nature. Je pense que c’est quelque chose d’universel et c’est ce j’essaie de susciter avec mes sculptures parce que je pense que c’est ce qui peut nous lier. Par-delà les cultures ou l’éducation, cette énergie, qui n’est pas dans la tête mais dans le corps, elle est innée. C’est ce frisson quand on assiste à un énorme orage, cette poussée d’adrénaline face à une grosse vague, ce sentiment de plénitude après l’ascension d’une montagne, ces moments où l’on se sent à sa place exactement. On ne se sent pas le maître du monde en tant qu’humain, on existe seulement au milieu de la nature et il y a pour moi cette sensation d’être remis à une place qui est la nôtre et que l’on oublie souvent. 

Justement, vos formes sont parfois organiques ou semblent polies par un phénomène naturel d’érosion. Quelle place occupe la nature dans votre processus créatif ? 

Je suis sans cesse très attentive aux animaux, aux formes des fruits, des arbres, des cailloux. Je ramasse tout le temps des choses. Là je suis à Lagos, c’est une très grande ville avec peu d’espaces verts, mais je me rends compte que je remarque plus de choses que les gens autour de moi. Par exemple, je vois souvent un énorme oiseau qui ressemble à un aigle et quand je demande à tout le monde quelle est cette espèce, personne ne se rappelle avoir vu un oiseau. C’est évident que cela vient de mon enfance à La Réunion, mais j’ai vraiment une fascination et je peux être réellement hypnotisée par les formes que prend la nature. C’est quelque chose qui m’inspire, quand je suis à Marseille, je vais souvent dans la nature marcher, je suis heureuse de pouvoir, en 10 minutes, être au milieu de paysages très différents et sauvages. Je pense que c’est mon âme d’enfant qui continue de vivre à travers mon état adulte. 

J’ai vu que vous aviez réalisé un totem de 10m de haut pour la boutique Sessùn de Marseille et vous avez récemment utilisé divers produits laitiers pour glacer des fragments de céramique. L’expérimentation est-elle importante à vos yeux ?

Je ne fais jamais la même pièce. Ce qui m’excite, c’est de faire des choses nouvelles à chaque fois, de tenter d’autres techniques, de collaborer avec de nouveaux artisans, d’utiliser de nouvelles matières. Je n’ai pas du tout l’esprit scientifique, je ne vais pas jouer avec les émaux, où il faut presque faire de la chimie, recenser des données sur plusieurs mois. Je suis dans la spontanéité et j’aime l’expérimentation quand elle passe par le corps encore une fois. J’ai du mal à trouver intéressantes les choses que je prends trop de temps à mettre au monde. 

Pour que cela soit sincère et me ressemble, il faut que cela soit vraiment dans l’action et dans le faire. Surtout pas dans la préméditation. Pour le totem de 10m, Sessùn m’a contactée et j’ai directement dit oui, sans même hésiter. J’ai tendance à me faire confiance sur mes premières idées, en général dans mon processus créatif, mes premières intuitions sont celles que je dois suivre et creuser. 

Dans cet esprit de spontanéité, vous avez conçu une résidence à Buropolis, nommée Autodidaxie, dans laquelle vous avez privilégié l’instinct à la connaissance. Vous pouvez me parler de ce projet et de la façon dont il s’inscrit dans votre pratique ?

Le hasard et la spontanéité me suivent. La sculpture, c’est une chose que j’ai entreprise en autodidacte et je trouve qu’il y a une richesse dans l’autodidaxie. Violaine (l’artiste Violaine Barrois, ndlr) et moi avons monté ce projet de résidence que nous avons activé nous-mêmes avec pour but de concevoir tout ce dont aurait besoin pour vivre une femme seule, dans un contexte d’apocalypse où l’on n’aurait plus rien. Avec les choses qu’elle trouve, comment elle pourrait imaginer son intérieur. C’était complètement loufoque évidemment mais c’est ça qui était libérateur. Je sais depuis assez longtemps, depuis le lycée je dirais, que je crée les choses les plus intéressantes quand je fais confiance à cette spontanéité.

C’est pour ça que je n’ai pas envie de prendre des cours de céramique par exemple, ou que je ne me suis pas tournée vers une formation. J’ai commencé la céramique avec une technique qui m’est propre, c’est comme ça que j’ai trouvé mes formes et mon chemin.

Parfois on ressent une influence de l’esthétique des années 60 dans votre travail, qui rappelle notamment l’œuvre de Jean Arp. Pouvez-vous me parler de vos influences ? Du lien potentiel que vous entretenez avec ces années importantes pour la création ? 

Je pense qu’à cette époque, il y avait une envie de beau dans le quotidien qui me parle. Il y a certains courants contemporains qui me touchent moins car on est beaucoup dans l’esprit, dans le concept, dans un discours un peu intellectuel. Je suis plus impactée par les choses qui, sensuellement, me donnent des émotions. Dans ces années-là, au sortir de la guerre et des atrocités, on avait cette envie d’amener du beau, surtout dans les années 50. 

Mes influences les plus fortes en termes de matériaux utilisés datent d’avant les années 70. J’ai tendance à être attirée vers les matières naturelles et même si je trouve très intéressant de voir des artistes travailler avec le plastique, je ne peux pas m’y résoudre. 

J’adore Marta Pan (sculptrice française d’origine hongroise, qui réalisa sa première exposition en 1952 à Paris, elle affectionnait les éléments aquatiques, la végétation et les éléments flottants, ndlr), je trouve significatif le fait qu’une femme se lance dans des volumes aussi énormes à cette époque-là. Arp en effet également. Une influence qui me tient à cœur, car je les avais rencontrés, ce sont les Hirlet (à qui nous avions consacré un article, ndlr), qui ne sont plus qu’une personne malheureusement. C’était un couple de céramistes qui m’a fait découvrir la céramique sculpturale, presque mobilier, dans une exposition au musée de Sèvres. C’était au tout début de notre projet avec Sarah et cela m’avait beaucoup touchée, je pense que c’est ce qui m’a donné envie de poursuivre la céramique.

Sculpture et portrait de Léa Bigot. © Léa Bigot