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Tapis de Cogolin, cent ans de belle manufacture

Depuis près d’un siècle, la Manufacture de Cogolin mérite sa place au Panthéon des arts décoratifs et du design. Pourtant, dans l’intimité de son atelier restauré au cœur du village, son excellence apparaît toujours comme l’un des secrets les mieux gardés.

Le vieux rose de la façade attendrit une rue tranquille. L’enseigne elle-même, peinte à la main à l’ancienne, semble vouloir s’effacer de discrétion. À l’intérieur, pourtant, c’est la surprise. Cimaises blanches, métal, verre et bois clair dessinent un grand volume d’allure contemporaine où se déploient quelques spectaculaires créations de la Maison. Le dialogue est posé, il est l’âme de la Manufacture de Cogolin. Respect d’un savoir-faire artisanal séculaire et tropisme créatif dont les défis ont ennobli l’histoire.

1924, le petit atelier cogolinois jusqu’alors dédié à la soie se tourne vers la production de tapis, qu’il développe avec assez de talent pour intéresser Jean Lauer, ingénieur, propriétaire de tissages à Aubusson et dans sa ville de Lyon, qui se porte acquéreur. L’homme est un authentique professionnel et entrepreneur. Les métiers Jacquard du XIXe aujourd’hui encore à l’œuvre dans l’atelier sont l’un de ses héritages. Avec lui, la Manufacture de Cogolin va exceller dans l’art du tapis noué main et Jacquard. Sur ces vénérables métiers à bras, au bâti en bois, le tissage suit la technique manuelle de basse lisse. Des chapelets de cartes perforées défilent et guident les aiguilles au rythme imprimé par la tisserande, à la manière d’un orgue de barbarie qui mènerait la danse, les fils se lèvent, la navette jaillit et traverse le cadre de part en part, avant que la main ne ramène le peigne vers le bas pour tasser et recommencer. Inlassablement, le rituel se reproduit chaque jour sous l’œil de la vingtaine de collaboratrices de l’entreprise, un œil aguerri à l’art de reproduire le motif à l’envers ou de repérer le moindre défaut dans le tissage.

Chaque pièce produite est unique. Faite main mais aussi signée par quelques-uns des plus grands artistes décorateurs et designers liés à l’histoire de la Manufacture. André Arbus, Jean-Michel Franck, Christian Bérard, Sir David Hicks, les archives elliptiques de la Maison énumèrent les invités prestigieux et illustrent le second legs essentiel de Jean Lauer : le goût de la création et la capacité à remettre sans cesse l’ouvrage sur le métier pour expérimenter et répondre à la force créatrice des artistes. Ainsi, India Mahdavi qui décida, pour une très belle collection de kilims revisités, de détourner les contraintes techniques du tissage en lés de 70 cm en imaginant un jeu de motifs par juxtaposition horizontale. À leur tour, Stéphane Parmentier, Jason Miller ou le dernier en date, Elliott Barnes, sont venus confronter leur vision contemporaine à cet illustre tenant des métiers d’art français, labellisé Entreprise du Patrimoine Vivant.

Les matières nobles – laine, raphia, lin, coton, jute ou soie – les techniques maîtrisées sur le bout des doigts – haut relief, tissé plat, texturé, noué main – la gamme de couleurs unique – les fils sont teintés à la demande spécialement pour la Manufacture selon 32 tonalités lumineuses et une éblouissante palette de 200 coloris – sont devenus le passeport international des tapis de Cogolin que l’on reconnaît dans des palais, ambassades, résidences privées ou yachts à travers le monde. Des tiroirs qu’ouvre pour nous Sarah Henry, la directrice générale de l’entreprise, émergent des croquis préparatoires, évoquant tour à tour créations modernistes (toujours au catalogue), commandes ponctuelles comme la réalisation des tapis du mythique paquebot Normandie, motifs quadrillés pour tapis à motifs figuratifs qui seront noués main dans un atelier du Népal.

Au fil du temps, la Manufacture a connu deux autres naissances. Dans les années 60, les métiers sont modernisés et la production se concentre sur le motif Jacquard, floral ou géométrique, qui deviendra partie intégrante du style Riviera chic, l’image d’un style de vie rêvé. En 2010, la prestigieuse House of Taï Ping rachète la Manufacture et entreprend de sauver avec tact ce fleuron du patrimoine français. Respectée par les professionnels, admirée par les connaisseurs et collectionneurs, sollicitée par des commanditaires de tous horizons, qui sauront attendre les quelque 12 semaines de patience que nécessite la création d’un tapis fait main, la Manufacture de Cogolin poursuit le fil d’une histoire discrète et harmonieuse. Entre maîtrise technique et expérimentation décorative, métier d’art au long cours et développement commercial avisé. Derrière la façade rose, se jouent chaque jour les pièces d’un monde qui se tisse entre l’ombre d’un art modeste et la lumière de rencontres talentueuses.

La Manufacture de Cogolin
6, boulevard Louis-Blanc, 83310 Cogolin, 04 94 55 70 65
manufacturecogolin.com

Légendes 1. Partition à quatre mains pour ce majestueux métier Jacquard qui permet de tisser sur 3 m de large. 2. Les hauts reliefs caractéristiques de la Manufacture ont inspiré India Mahdavi pour une collection de motifs ludique comme un jeu de tangram. 3. La tonalité solaire d’un futur tapis dont chaque lé de 70 cm sera assemblé à la main. 4. Du croquis initial à la réalisation, une œuvre de patience qui prendra jusqu’à 12 semaines et durera des générations. 5. Personnalités by Elliott Barnes Ellington. 6. Dans la perspectives des bobines de fil dont la teinture est faite spécialement pour la Manufacture à base de colorants naturels, le volume contemporain de l’atelier de création attenant au showroom. 7. Four Corners by Jason Miller Flagstaff. Photos par Karolina Kodlubaj.
Initialement publié dans Marie Claire Maison Méditerranée