Art de vivre

Les authentiques crêpes Suzette du Café de Paris Monte-Carlo

À l’occasion de la Chandeleur, et dans un élan irrépressible visant à défendre notre patrimoine culinaire authentique, nous vous livrons aujourd’hui la recette des mythiques crêpes Suzette, soufflée par le Café de Paris Monte-Carlo. Un classique un peu plus présentable, vous l’avouerez, que la version dévoyée qui consiste à les enduire d’une pâte chocolatée transalpine à succès mais néanmoins sujette à caution. Avant de faire sauter la délicieuse pâtisserie de la main droite (la gauche serrant selon la tradition une pièce de monnaie pour s’assurer – c’est pas du luxe – une bonne fortune pour cette année 2021), levons donc un voile sur sa légende qui attire bien des convoitises et plus d’un contrefacteur.

Version n°1. Auguste Escoffier, le cuisinier des rois et le roi des cuisiniers

Natif de Villeneuve-Loubet dans les Alpes-Maritimes (commune cadastrée à l’époque dans le département du Var, ça commence bien), ce précurseur des grands chefs cathodiques d’aujourd’hui voit sa carrière, démarrée à Nice, prendre un essor exceptionnel à la faveur de sa rencontre avec l’hôtelier César Ritz, son alter ego dans l’invention de l’hôtellerie-restauration de luxe moderne. Entre autres intuitions, le vénérable Auguste pressent que le succès de ses établissements passera par les femmes et décide, pour les séduire, de multiplier douceurs et mignardises sucrées dont les noms sont autant de clins d’œil pseudo féministes qui ne trompent personne (tout le monde le sait, on n’attrape pas les mouches avec du vinaigre, même balsamique). On connaît ainsi sa célèbre pêche Melba, hommage curviligne à la cantatrice homonyme, avec lequel ne saurait guère rivaliser que la fameuse pizza Sophia Loren (inspirée sans doute par L’or de Naples, film à sketches réalisé par Vittorio de Sica en 1954). On devrait donc aussi à Escoffier la crêpe Suzette ? Le cadre, l’Hôtel Savoy, Londres. L’année, 1890. Les protagonistes, le Prince de Galles, futur roi Edouard VII, son invitée du soir, Suzanne Reichenberg, sociétaire de la Comédie Française, et le Grand Marnier, liqueur que Ritz recommanda à son complice Escoffier, non sans l’avoir lui-même préalablement baptisée avec emphase lors de sa rencontre avec Louis-Alexandre Marnier-Lapostole dans sa distillerie familiale de Neauphle-le-Château : Grand Marnier, un grand nom pour une grande liqueur ! En jouant les Mad Men 60 ans avant l’heure, Ritz pouvait-il se douter que, trois quart de siècle plus tard, Rouholla Khomeiny, ayatollah exilé à deux pas de la distillerie, dirigerait la Révolution islamique iranienne, sans qu’il n’y ait là aucun lien de cause à effet (tout comme avec les crêpes d’ailleurs) ? L’alliance de beurre, de Grand Marnier, de sucre et de mandarines est à l’origine de la sauce qui immortalisera cette recette de crêpe et qu’Edouard VII aurait aussitôt dédicacée à sa convive Suzette (ce qui laisse entendre qu’ils étaient déjà intimes avant d’avoir consommé, mais l’histoire n’en dit pas plus).

Version n°2. Restaurant Maire, Paris, angle Strasbourg – Saint Denis

Fin XIXe, cette table réputée du Tout Paris appartient à Louis-Auguste Paillard dont on raconte que la première adresse – Le Paillard, bien sûr – sise au numéro 2 de la Chaussée d’Antin aurait servi des crêpes Suzette dès 1891. Mais, un Auguste ne peut pas toujours en cacher un autre et la postérité ne saura attester de cette paternité. En attendant, devenu propriété de Messieurs Tabary et Mourier, aux côtés de Foyot au Luxembourg ou du Pavillon d’Armenonville au Bois de Boulogne, Maire réapparaît le 2 avril 1893 dans un encart publicitaire publié par l’édition européenne du New York Herald où l’on peut lire distinctement le nom de la recette. Ah. Quelques années plus tard, Léon Daudet, fils aîné du pittoresque conteur nîmois Alphonse et accessoirement antidreyfusard (pour manier l’euphémisme comme lui maniait la plume, totalisant 128 ouvrages pas tous indispensables), écrit en 1929 dans Paris vécu son souvenir ému du restaurant Maire et de ses crêpes Suzette, agrémentées selon ses mots de cette vieille eau de vie qui faisait bien dans le paysage et dont il abusa selon toute vraisemblance.

Version n°3. Quand soudain apparaît Henri Charpentier

Nous sommes au début des années 1880. Tandis qu’Auguste Escoffier enchante Cannes avec son Faisan Doré, triomphe à Paris avec sa Maison Chevet, brille déjà à Monte-Carlo aux côtés de César Ritz au Grand Hôtel, le petit Henri fait ses premiers pas sous le soleil de Nice. Entré timidement une poignée d’années plus tard comme apprenti pâtissier dans les cuisines du Café de Paris à Monte-Carlo, il reçoit un jour l’ordre de servir l’hôte de marque que reçoit ce jour-là le restaurant où, déjà, l’on se presse pour voir et être vu.e. Baptisé Café Divan à sa naissance en 1868, sacrifiant au goût de l’époque pour l’orientalisme, le restaurant sera entièrement reconstruit à plusieurs reprises (la légende veut qu’un bolide automobile, dont le pilote avait perdu le contrôle en débouchant sur la Place du Casino, se soit un jour invité jusque dans ses confortables banquettes), embrassant le faste de la Belle Époque et l’esprit des grandes tables parisiennes, rebaptisé Café de Paris au diapason de son prestigieux vis-à-vis, l’Hôtel de Paris Monte-Carlo. Mais trêve de digressions, notre hôte s’impatiente. Et tenez-vous bien, c’est au Prince de Galles, le futur Édouard VII himself, apparemment toujours dans les bons coups, que notre jeune ami doit servir le dessert, une crêpe à la belle couleur orangée généreusement arrosée de Curaçao (notez bien que le Curaçao n’est bleu qu’au prix d’un mélange peu engageant, aussi patenté soit-il, avec du triarylméthane, E 133 pour les intimes ; on lui préfèrera la recette originale, telle qu’elle fut imaginée sur cette merveilleuse île des Antilles néerlandaises dont elle a hérité le nom, composée d’écorces d’oranges amères et de bigarades). Fébrile, Henri Charpentier se dirige d’un pas mal assuré vers la noble tablée quand, par un malencontreux écart qui le fait approcher un peu trop près d’une bougie, la liqueur s’enflamme et la crêpe flambe littéralement. Retrouvant ses esprits et découvrant son culot, qui le conduira plus tard aux États-Unis où il incarnera l’archétype du superchef français aussi sûrement que Maurice Chevalier, le chanteur de charme, et signera un ouvrage (indispensable, lui), ineffable opus modestement baptisé Life à la Henri, notre jeune pâtissier donc improvise avec aplomb. Oui, ce flambage est une surprise préméditée, une création à la hauteur du prestige du futur souverain et que le présomptueux entend bien lui dédier. Le Prince de Galles, qui avait déjà donné son nom à l’étoffe de ses tenues préférées et qui ne pouvait pas être partout quand même, décida que c’était là bien assez et s’enquis du prénom de la jeune fille qui, de la table voisine, observait cette scène dont personne ne l’avait prévenue qu’elle resterait dans la légende. Suzette, répondit la demoiselle qui scella ainsi le destin de la recette la plus flamboyante qui soit, née d’un faux pas mais d’un beau geste au Café de Paris Monte-Carlo. Enfin, c’est ce qu’on dit.

Version n°4 qui pourrait bien valider la n°3

Quittant à 17 ans sa ville natale de La Chaux-de-Fonds, le Suisse Oscar Tschirky s’embarqua sur un transatlantique pour parcourir le Vaste et Nouveau Monde. Il parcourut surtout le hall et les cuisines du Waldorf Astoria à New York, où il officia de très longues années, au point de devenir une figure notoire à Manhattan, plus connu sous le nom d’Oscar du Waldorf, et de rester conservé dans la bibliothèque de l’Université de Cornell comme la mémoire du palace. Mémoire infaillible le plus souvent, lorsqu’il évoque la vie de George C Boldt et sa femme Louise, propriétaires des lieux, son invention de la salade Waldorf, lui qui n’est pas cuisinier, seule recette à même de rivaliser avec la salade Caesar (due non pas à Ritz mais au signor Cardini dans son fameux restaurant Caesar’s de Tijuana en 1924). Mémoire parfois facétieuse, en revanche, lorsque notre Oscar (qui vaut bien un César) publie un ouvrage de cuisine en 1896 dans lequel il s’attribue la création des crêpes Suzette. La recette qu’il livre est identique à celles des versions franco-monégasques, une sauce au beurre à base d’écorces d’oranges, pulpe de mandarine, sucre, Curaçao et brandy (pâle ersatz de notre cognac national, il faut le souligner). S’il ne mentionne pas le flambage, il se trahit en baptisant sa recette Crêpes Casino Style. Or chacun sait que le Casino, c’est Monte-Carlo.

Bonus : d’où vient la Chandeleur ?
Et puisque manifestement vous aimez les histoires (sinon pourquoi diable auriez-vous lu jusqu’ici ?), ajoutons donc pour mémoire que les crêpes sont de rigueur à la Chandeleur où elles symbolisent l’astre solaire qui déjà point dans la nuit sombre et bientôt dissipée de l’hiver (tradition naturaliste) ou l’offrande faite le jour de la présentation du Christ au temple (tradition chrétienne). Le mot Chandeleur remonte lui à la Fête des Chandelles, qui doit nous rappeler que Jésus est la lumière du monde mais aussi qu’il n’y a pas de fumée sans feu ou, plus exactement, de flambage sans allumette. Pour finir (c’est promis), notez que la Chandeleur est devenue aux Etats-Unis qui, décidément ne respectent rien, Ground Hog Day, rien moins que le célèbre jour de la marmotte. Allez, salut les campeurs.

Les véritables crêpes Suzette du Café de Paris Monte-Carlo

Les véritables crêpes Suzette du Café de Paris Monte-Carlo (ouf)

Pâte à crêpe (pour environ 30 crêpes):
• 400 g de farine tamisée
• 50 g de sucre en poudre
• 200 g de beurre
• 6 œufs
• 1 l de lait
• 1 pincée de sel
• La parfumer avec de la liqueur de Curaçao (écorce d’oranges amères) et jus de mandarine

Avant de les servir, les napper avec la préparation suivante :
• 50 g de beurre en pommade
• 50 g de sucre en poudre
• 1 cuillerée de Curaçao
• Jus de mandarine
• Zeste de mandarine

Faites flamber le tout et régalez-vous (vous l’avez bien mérité).