En fuyant leur pays, les réfugié·es ont souvent tout laissé. Sauf leur talent. Stimulé par la mémoire de traditions natales et la soif de retrouver une place dans la société, il ne demande pourtant qu’à s’épanouir et enrichir sa terre d’accueil. Cette réalité, l’association Refugee Food l’applique à la cuisine avec un festival culinaire inclusif et génial dont la première édition vient faire rêver Nice.
La cuisine est un langage universel. Cette évidence, vous l’avez sans doute vécue en voyageant quand les barrières de la langue s’effacent autour d’une table pour laisser place à une compréhension bien plus intime, et souvent inoubliable, de l’âme locale, aussi modeste soit l’expérience gastronomique. Une lingua franca qui, depuis 2016 est à l’œuvre en cuisine, d’abord à Paris, puis très vite à Marseille et aujourd’hui dans 13 grandes villes, diffusée par le formidable Refugee Food Festival. Son principe ? Mettre en relation restaurants et chef·fes de la ville avec leurs alter ego réfugié·es, talents cachés ou bien actifs selon leur bonne fortune, pour des 4 mains où le dialogue culinaire transculturel invente quelques dîners inédits et mémorables.
Refugee Food Festival, le goût des autres
Prônant l’inclusion, la confraternité et l’ouverture, aussi bien d’esprit que de goût, le festival prend une forme joyeuse et généreuse, loin d’événements gastronomiques hors sol. Au contraire, il défend l’idée immémoriale de la table comme espace idéal où refaire société autour d’un repas partagé. Au-delà du plaisir gustatif, le format du festival entend favoriser un nouveau regard sur les personnes réfugiées. Non des laissés-pour-compte comme on pourrait l’imaginer, invisibilisés par le fait d’avoir souvent tout perdu et leur parcours de vie parfois tragique, mais des êtres considérables, au sens plein du terme, pour la culture qu’ils incarnent fièrement dans leur rapport viscéral à cet Heimat qu’ils ont souvent quitté dans la douleur, le talent et le savoir-faire, qui constituent un apport précieux à l’heure où les métiers d’art et les patrimoines immatériels sont dûment revalorisés. Sans oublier, dans leur immense majorité, l’engagement et le courage qu’ils manifestent pour regagner leur place et prouver la force de leur utilité dans la société qui les a accueillis.
Lancé en 2016 autour de la Journée mondiale du réfugié fixée le 20 juin par le HCR (Haut-Commissariat pour les Réfugiés) des Nations Unies, le Refugee Food Festival revient cette année réunir quelque 100 adresses et des milliers de convives sous l’égide de la journaliste et autrice Elvira Masson, première et éminente marraine de la manifestation. Un chiffre 100 qui rejoint ironiquement celui des millions de personnes déracinées dans le monde et qui aspirent, où qu’elles soient, à s’insérer avec énergie dans leur pays d’accueil.
Un festival de réfugié·es, à Nice, vraiment ?
Si la manifestation semble couler de source à Marseille, capitale méditerranéenne multiculturelle par essence, son arrivée à Nice apparaît comme un signal fort dont on ne peut que se réjouir. La Côte d’Azur a toujours brillé par un sens de l’hospitalité contrasté, comme l’illustre aujourd’hui encore l’inflexible chasse aux migrants venus d’Afrique en regard de la mansuétude envers ceux venus d’Ukraine ou de Russie. Pourtant, tous fuient la guerre. Qui l’expliquera ?
Pour son duo d’organisateurs à Nice, Déborah Bailet et Hervé Marro, l’objectif est de faire connaître le Refugee Food Festival très largement à Nice, avant tout comme un moment festif et joyeux. L’enjeu, au-delà, est de pouvoir parler des réfugiés différemment en se mettant à table. « On est tous des réfugiés » comme le rappelle Hervé Marro, « et s’attabler, c’est un prélude à l’acte de refaire société. Planter une graine grâce à un plat. ». Loin de l’événement paillettes, le Refugee Food Festival arrive à Nice pour rester et durer, aussi longtemps que vivra le label. La Côte d’Azur ne modifie pas l’ADN de la manifestation qui ne sera pas un festival de la hype. Pour preuve, le duo se projette déjà l’année prochaine, dans une sélection de lieux qui sera résolument tournée vers l’arrière-pays.
Par un glissement sémantique pernicieux, le réfugié s’est vu rebaptiser migrant au cours des dernières années, comme pour effacer les véritables motivations de l’exil, liées la plupart du temps à un danger de mort bien réel, et le stigmatiser comme cause de tous les maux. Or, il suffit d’étudier la question, et le festival sert en cela de révélateur incontestable, pour comprendre que les réfugiés sont une véritable richesse, vitale pour la Côte d’Azur, « une opportunité incroyable pour l’hôtellerie et la restauration », n’hésite pas à dire Hervé Marro. Un secteur qui représente un pan essentiel de l’économie régionale. Fin 2021, les professionnels constataient en France un déficit de 237 000 employés, touchant de la cantine de quartier à la table étoilée, entraînant des fermetures et des tensions extrêmes que la profession connaît toujours. Social, humain mais aussi économique, l’impact escompté est crucial.
Parmi toutes les personnes rencontrées pour cette première édition, proposées par les associations et structures d’accompagnement des réfugié·es, les organisateurs ont étudié 25 candidatures et en ont finalement sélectionné 7 pour leurs capacités exceptionnelles. Ce qui augure de belles découvertes à table et un vivier sans doute exponentiel pour les futures éditions. Pour cette primeur niçoise du Refugee Food Festival, la sélection de tables s’est faite, elle, presque spontanément et en famille. « Mais sans idée d’entre soi », précise Hervé Marro. L’idée du festival est bien celle de l’ouverture et du partage. « C’est vrai qu’on a un peu commencé en famille mais on a aussi fait de belles rencontres. Le fait que Mauro Colagreco et son équipe nous aient rejoints spontanément ou que l’Alliance Française nous ouvre les portes de son restaurant, le bistrot de quartier dont on rêvait, et soit allée chercher Christian Plumail (longtemps chef de l’Univers, table gastronomique de haute mémoire à Nice, ndlr) sont de belles surprises. »
Qu’est-ce qu’on mange ?
Premier rendez-vous, jeudi 22 juin chez Epiro, vibrante table italienne sur le port, pour un dîner trait d’union entre les cuisines afghane et italienne, par Wahid Zakhil et Marco Mattana. Vendredi 23, Fanfan & Loulou transforment leur amical bistrot et la rue Fodéré en un banquet de grillades tchétchènes orchestré par Anzor Bokaev, Fanny Vedreine et Louis Girodet. Le même soir, au Café de l’Alliance Française, d’ordinaire peu fréquenté par la clientèle locale, le dîner fait dialoguer les cuisines géorgienne et niçoise dans un 4 mains entre Madona Shukvani et Christian Plumail. Samedi 24 juin, détour à Menton chez Casa Fuego, la flamboyante table conviviale de Mauro Colagreco, où nous attend un déjeuner fusionnel entre les cuisines syrienne et argentine par Nemer Terki Awad et Matteo Cetti. Dimanche 25 juin, à la Pêche à la Vigne, restaurant, épicerie et havre d’amitié, un dîner où les cuisines albanaise et italienne fraternisent, conduites par Eribjola Xhemajal et Simona Mazzarone. Les 22 et 23 juin, chez Méla Pâtisserie Vivante, on savoure des créations pâtissières entremêlant les savoir-faire turc et français par Hatice Pehlivan et Mélanie Tuz. Sans oublier, les 24 et 25 juin chez Zielinska, quelques pépites boulangères, mariant les traditions albanaises et françaises imaginées par Fatmira Cala et Dominika Zielinska.
Derrière la première édition niçoise, un duo à suivre
L’import niçois du Refugee Food Festival doit tout à son binôme militant dont l’engagement éloquent en matière d’économie sociale et solidaire consolide la légitimité de l’événement.
Déborah Bailet se destine trop jeune à une carrière d’artiste scénographe mais se découvre très vite plus à l’aise avec les projets des autres, comme elle l’avoue elle-même, et dans le management de projets culturels. Diplômée des Beaux-Arts de Monaco, elle enchaîne donc par un Master à Paris 8 tout en poursuivant son engagement actif dans le tissu associatif. À Paris, on la croise ensuite dans bon nombre de tiers-lieux créatifs dont Ground Control, faisant l’expérience de projets excitants et fragiles où la polyvalence est un euphémisme. Cette première étape professionnelle accomplie lui rappelle en creux un projet qui l’habite, presque depuis l’enfance, autour de l’alimentation. Fille de famille italienne, elle avoue avoir grandi avec une cuiller de sauce tomate dans la bouche et garde un souvenir extraordinaire de sa grand-mère, la nonna cuisinière qui a initié son palais et lui a inculqué la culture de la buona cucina.
C’est alors que Déborah est présentée à la cheffe de projet du Reffetorio, restaurant solidaire gastronomique. Imaginé quelques années plus tôt à Milan par Massimo Bottura, le célèbre chef trois étoiles de l’Osteria Francescana à Modène, il s’apprête à ouvrir dans les cryptes de la Madeleine à Paris, au côté du restaurant du foyer de la Madeleine, bien connu des petites mains des maisons de luxe du quartier. Se portant bénévole, Déborah est rapidement propulsée au rang de responsable, pour l’agilité organisationnelle dont elle fait preuve héritée de ses expériences passées. Elle restera 4 ans à la tête de ce projet modèle, « une expérience de vie qui vous change », comme elle en témoigne volontiers. Destiné à proposer des repas gastronomiques gratuits aux plus démuni·es, il exploite les invendus alimentaires et compte sur la bienveillance de nombreux chefs étoilés ainsi que du soutien de mécènes dont l’artiste JR, Voyageurs du Monde ou Salesforce. Le Reffetorio est un petit miracle d’utopie concrète. Déco digne d’une table à la mode, service impeccable, assiettes gastronomiques, pour la partie visible, lutte active contre le gaspillage alimentaire, travail solidaire avec les associations et capacité à offrir chaque soir, selon le mot d’ordre de l’établissement, du beau et du bon à ceux qui n’ont rien, pour les fondamentaux. C’est au cours de l’une des rares occasions d’ouverture du restaurant au public, pour le Refugee Food Festival justement, que Déborah fait la connaissance de ses organisateurs.
Au terme de 4 années de direction, le navire ayant atteint sa vitesse de croisière, la jeune femme décide qu’il est temps de changer. Elle rencontre les créatrices de Ten Belles, enseigne hybride de panification au levain et de torréfaction éco-responsable, et Apollonia Poilâne, qui lui permet d’accéder à son fournil pour mettre les mains à la pâte. C’est la révélation. Déborah retrouve dans la manipulation de la matière l’excitation créative qui l’avait conduite aux Beaux-Arts. La suite de l’histoire sera donc boulangère au sens le plus noble du métier. Lors de la Fête du pain organisée à la Cité Fertile à Pantin, Marine Mandrila et Louis Martin, créateurs du Refugee Food Festival, lui présentent Hervé Marro, qu’elle aurait pu croiser mille fois tant leurs trajectoires sont convergentes et avec lequel l’entente est immédiate. Entre autres engagements, Hervé, dont la famille d’origine italienne vit dans la vallée du Paillon, fait du prosélytisme pour Nice, dont il pressent les changements. Et lance le défi, un de plus pour cet activiste né, d’y organiser le Festival. Avec tant de persuasion, c’est aussi l’un de ses traits de caractère, qu’il convainc Déborah de revenir à Nice, où elle se consacre désormais activement à la création de sa boulangerie traditionnelle dans le quartier de Riquier.
S’il a fait Science Po Paris, Hervé Marro en retient peu et en parle surtout pour se féliciter d’avoir échappé à son formatage en règle. Plus tête brûlée qu’électron libre, il se retrouve par un concours de circonstance porte-parole du comité de soutien à Ingrid Betancourt, enlevée par les FARC (Forces Armées Révolutionnaires Colombiennes) en pleine campagne électorale colombienne en 2002. La lutte durera 6 ans et demi et passera par des paroxysmes comme le projet de s’enchaîner aux grilles du Quai d’Orsay, pour sensibiliser le ministère des Affaires Étrangères, ou sa passe d’armes mémorable avec le président colombien Alvaro Uribe lors de sa visite en France.
Fougueux comme un cheval sauvage, Hervé n’en intègre pas moins l’équipe de campagne d’Anne Hidalgo qui brigue alors la Mairie de Paris. S’ensuivront 8 années de collaboration comme responsable de la communication, un record, des années dont il se souvient avec un sourire. « C’était un peu une aventure de piraterie, il fallait tout inventer. » L’engagement le stimule, l’action l’appelle mais la partisanerie l’emmerde. Sans qu’il réfute pour autant la dimension politique de ses actions. « Avec Déborah, tout ce que nous faisons est politique. Dans l’idée première de vivre ensemble, dans la cité. » Il travaille ensuite durant 4 ans pour le C40, association des grandes villes du monde mobilisées pour le changement climatique, et devient co-fondateur de la communauté Éco-Table, engagée pour la transition écologique dans le domaine de la restauration. Fédérer, partager les bonnes pratiques, agir de concert avec tous les acteurs, accélérer les projets vertueux, l’enjeu est de taille pour cette double structure associative, qui fédère, et entrepreneuriale, qui mobilise et apporte son expertise.
Tout comme Déborah, il mesure à quel point il est essentiel de ne pas s’accrocher à un poste, un rôle, une fonction au risque d’empêcher le renouvellement. Il cède sa place à la tête d’Éco-table, dont il reste proche, pour se consacrer à son activité de consultant auprès de clients aussi divers que la Fondation d’art Christo et Jeanne Claude, la start-up Midnight Trains qui remet les trains de nuit sur les rails de notre imaginaire, ou la Fondation européenne pour le climat, qui vise l’empowerment des leaders les plus prometteurs pour l’action climatique à l’échelle internationale. Sans délaisser pour autant les projets bénévoles, comme le Refugee Food Festival, qu’il embarque avec lui dans ses navettes Paris-Nice mais sans avion, qu’il ne prend plus depuis des années.
Le festival sera à coup sûr l’occasion de belles rencontres. D’un autre regard sur les réfugié·es. Et à propos de Nice.
Programme de Nice : festival.refugee-food.org/nice
Event Facebook : Refugee Food Festival Nice 2023
Instagram : @refugeefood
Légendes : Image principale : Déborah Bailet et Hervé Marro, co-porteurs du Refugee Food Festival à Nice. Photo Marie Genin © Feuilletons 2. Sur l'illustration : de haut en bas et de gauche à droite, Hatice Pehlivan et Mélanie Tuz pour Méla Pâtisserie vivante, Fatmira Cala et Dominika Zielinska, Nemer Terki Awad et Matteo Cetti pour Casa Fuego, Fanny Vedreine, Anzor Bokaev et Louis Girodet pour Fanfan et Loulou, Marco Mattana et Wahidullah Zakhil pour Epiro, Madona Shukvani et Christian Plumail pour le Café de l’Alliance Française, Eribjola Xhemajal et Simona Mazzarone pour la Pêche à la Vigne. Illustrations © Alice van de Walle