À l’image des vêtements qu’elle vend dans sa boutique à la devanture violette du centre de Marseille, Chloé Roques a eu mille vies. Dans son repère de pépites chinées main, vous trouverez de quoi vous vêtir, vous chausser, mais surtout vous exprimer. Loin des micro-trends, digger.club privilégie la durée de vie des pièces et célèbre la singularité. Creusons l’histoire.
Les fripes ont-elles toujours fait partie de ta vie ? Raconte-moi comment tu as fini par en faire ton métier.
La seconde main a toujours fait partie de ma vie, je n’ai quasiment consommé que ça. Au début, c’était plutôt dans les brocantes et les vide-greniers, mes parents n’avaient pas forcément trop d’argent donc ils aimaient bien chiner. Le dimanche matin on faisait toujours des tours dans ces endroits, on devait y être tôt, donc il n’y avait pas trop de grasse mat chez nous (rires). En grandissant, j’ai commencé à acheter dans les friperies un peu classiques qu’on voit partout, Hippy Market, Mad Vintage. Après il y a eu l’arrivée de Vinted et tous les sites dans le genre, c’est vrai que l’envie de dénicher des pépites ne m’a jamais vraiment quittée. Au début, c’était l’attrait de l’économie plutôt que du style, parce qu’à l’époque quand je disais à mes copines que j’avais acheté quelque chose dans un vide-grenier, ce n’était pas du tout stylé, mais après c’est resté.
Je n’avais pas vraiment prévu ce plan de carrière. Quand j’étais dans mon premier vrai job à Aubervilliers, j’habitais à côté d’un Guerrisol, une chaîne de friperie parisienne où tout n’est vraiment pas cher, c’est un peu le bazar mais tu trouves de tout. J’y allais vraiment tout le temps, avant le travail, après le travail, le week-end. C’était ouvert sept jours sur sept donc autant te dire que j’y passais pas mal de temps. Je voyais tout le temps des pièces folles à 1 ou 2 euros et je me disais « c’est trop dommage, tu peux pas laisser passer ça », j’en trouvais pour mes potes, pour ma voisine, ma mère, ma cousine. J’ai commencé à entasser pas mal de fringues comme ça, en me disant que je ne pouvais pas louper de bonnes affaires. Au bout d’un moment, mes colocs m’ont dit « t’es bien mignonne, mais tu prends beaucoup de place », du coup j’ai commencé à organiser des petites ventes chez moi dans mon appart, avec des potes et des potes de potes.
En gros, j’invitais 5 ou 6 personnes qui ne se connaissaient pas trop et elles venaient chacune avec une personne en plus, donc on était une dizaine à essayer des trucs, rigoler et passer des trop bonnes soirées. Tout le monde osait beaucoup plus, essayait des vêtements qu’il ou elle n’avait pas l’habitude de porter, c’était vraiment de supers moments. Au fur et à mesure, il y a de plus en plus de gens qui ont commencé à vouloir venir et je me suis dit que je pourrais faire ça en dehors de chez moi. C’est là que j’ai commencé à faire des petits pop up et de fil en aiguille ça a évolué jusqu’à ce que j’ouvre ma boutique récemment à Marseille.
Cela veut dire quoi à tes yeux de consommer de la seconde main ? Être différent, ne pas avoir à suivre de tendances, valoriser l’existant en préservant l’environnement ?
Ça a toujours été dans mes préoccupations, surtout quand je me suis retrouvée à Paris pour mes études et que je me suis rendu compte de la surconsommation globale. Moi je bossais dans des magasins à cette époque-là, dans du prêt-à-porter haut de gamme, et je voyais des trucs qui me rendaient complètement ouf. Par exemple, en entrée de collections, on recevait des modèles assez beaux avec des matériaux cool et des coupes sympas, et puis juste avant les soldes, quand on savait qu’on allait baisser les prix à moins 60%, on recevait du réassort et là les vêtements étaient de moins bonne qualité, même pas beaux en fait. J’avais demandé à ma boss une fois parce que j’étais trop étonnée que ça n’ait rien à voir, je lui disais qu’on ne pouvait pas mettre ces pièces en rayon, parce que je pensais sincèrement qu’elles avaient un problème, et elle m’avait dit « comme on sait que l’on va vendre avec des réductions, pour garder la même marge, on est obligé de faire produire avec de la qualité en moins ». Et là je me suis dis que c’était dingue, je voyais des clientes se ruiner, économiser pendant plusieurs mois pour s’acheter un manteau, qui même en soldes coûtait 300 euros je précise, et en fait elles se retrouvaient avec des pièces de basse qualité. Je trouvais ça terrible en termes d’éthique. Puis j’ai commencé à me renseigner sur les conditions de travail des ouvriers, les endroits où ils travaillent en Chine notamment, et je me suis dit qu’il fallait vraiment que je sois irréprochable sur ma propre consommation parce que c’était pas possible de soutenir ce système de fonctionnement.
Quand j’ai commencé digger.club, je travaillais dans la pub, la communication et l’événementiel. Je suis copywriter à la base et je me retrouvais à devoir écrire des pitchs pour des marques qui voulaient que ce soit du contenu « écolo » mais quand je posais des questions pour le faire, je n’avais jamais de vraies réponses. Je me rendais compte que je bossais dans un monde pas du tout en accord avec mes valeurs. J’ai déjà travaillé avec Coca Cola, 1664, L’Oréal et en fait je me sentais trop mal. J’ai fait un burn-out et j’ai pris le temps de réfléchir, j’avais besoin de faire quelque chose qui ait du sens. Je savais que j’aimais la mode, que j’adorais chiner, et je voulais me lancer, tester quelque chose. Je ne me suis jamais dit que ça serait un business super fructueux, je n’abordais pas ça en tant que projet hyper construit avec un business plan, moi je me disais que je n’avais pas vraiment d’autre choix que de faire ça, car c’est la seule chose qui me plaît. J’ai mis du temps à avoir vraiment ce regard plus « business » sur mon activité. Maintenant j’ai compris plus de choses, j’ai évolué et je suis bien dans mes pompes.
Tu es une friperie handpicked, ce qui signifie que tu chines absolument chaque pièce qui se trouve dans ta boutique digger.club. Tu peux me raconter le processus, où tu te fournis et comment tu fais tes choix ?
J’essaye au maximum de me fournir localement, je travaille avec beaucoup d’associations dans la région PACA. Elles savent toutes que j’achète pour revendre et cela ne leur pose pas de souci dans le sens où elles reçoivent des dons qui sont gratuits, elles sont donc très contentes de les vendre à des clients réguliers qui achètent beaucoup. Quand j’y vais et que j’achète 100 pièces, ils peuvent en remettre autant en rayons pour faire tourner leur stock. Je fais aussi beaucoup de vide-greniers et de brocantes, je me déplace souvent, je prends ma voiture plusieurs fois par semaine et je vais chiner.
Pour choisir sur place, c’est au coup de cœur. Je n’ai pas beaucoup de pièces basiques dans ma friperie, dans ce style très vintage qu’on imagine souvent quand on parle de fripes. J’ai des choses classiques mais ce n’est vraiment pas le cœur de ce que je propose, en fait je vends ce que j’aimerais acheter, tout simplement. Je n’ai pas que des pièces qui ont plus de 20 ans, j’ai aussi des trouvailles plus contemporaines, mais ce sont toutes des crushs, elles ont forcément un détail un peu cool, quelque chose qui fait la différence. Je me renseigne beaucoup sur ce qui se fait dans la haute couture au niveau des tendances, parce que je considère qu’il y a surement des gens qui vont vers la seconde main, plutôt que dans des magasins de fast fashion, tout en ayant toujours envie de suivre les tendances et de pouvoir être à la mode.
Je trouve que ce qui est intéressant autour de la fripe, c’est qu’il y a un nouveau genre qui émerge, en ligne et en boutique, celles qui font du handpicked comme moi, pas qu’avec des classiques, où tu peux trouver de tout, même des vêtements de créateurs et de manière générale des vêtements au goût du jour qui dépoussièrent totalement l’image un peu vieillotte de la fripe. J’ai commencé il y a 4 ans mon aventure et je vois que le regard des gens change même s’il y a encore des a priori. On pense que c’est uniquement pour les gens qui n’ont pas de sous, que c’est forcément sale, que les prix ne doivent pas être élevés, alors qu’il y a du travail derrière. Je suis convaincue que les fripes vont continuer d’augmenter niveau prix, malgré tous les efforts que l’on fournira pour rester compétitif. Mais la qualité est là et elle ne bouge pas. Je choisis toujours ce qui va durer. Quand je tombe sur une pièce qui m’attire et que je vois que c’est fait par H&M, je ne peux pas me résoudre à la proposer. Il y a des boutiques de seconde main qui te diraient qu’on s’en fout, et qui auraient juste coupé l’étiquette pour la mettre en vente, moi ce ne sont pas mes valeurs. Je dis souvent à mes clientes que les vêtements qu’elles achètent chez moi, elles peuvent revenir dans 10 ans et me les revendre et que je pourrais les racheter sans souci, parce que je suis absolument sûre qu’ils seront toujours en bon état.
Quelles années t’inspirent le plus en termes de vêtements ? Et pourquoi ?
Je suis une grande fan des années 90, début 2000. Je suis vraiment inspirée par les films et séries de cette époque, comme Ally McBeal, Gilmore Girls niveau style uniquement, parce qu’au niveau du reste c’est souvent critiquable en le regardant maintenant. On va dire que je les regarde sans le son (rires). C’est simple mais toujours flatteur, avec de belles couleurs, des coupes bien pensées, c’est tout ce que je recherche pour ma fripe maintenant. Je veux que les pièces puissent être portées par une ado, une grand-mère, en restant toujours classes et stylées.
Justement, si tu avais pu vivre dans l’une de tes séries, purement pour ses looks et pas forcément le plot, ce serait laquelle ?
Buffy contre les vampires. Je trouve que Buffy a un style féminin, sexy tout en étant confortable. Elle peut mettre des high kicks et aller en soirée deux minutes après dans la même tenue. Elle est badass, elle a beaucoup de libre arbitre et se bat au quotidien, et je trouve que ses vêtements traduisent très bien cet aspect. Même les autres personnages ont tous des garde-robes hyper bien pensées, j’aimerais tout leur piquer.
Tu as quitté Paris pour Marseille. D’après toi, où les gens sont-ils les plus libres niveau style ? Et pourquoi?
Les styles des Parisiens et des Marseillais sont tous les deux inspirants, mais pour différentes raisons. À Paris, il y a ce côté très classe, nonchalant, pointu, mais tout le monde est un peu habillé pareil, donc je trouve ça boring. À Marseille il y a de vraies identités à travers les styles, les gens n’ont pas peur de tenter. Ce que j’ai remarqué dans le Sud en général, c’est que les gens ont un vrai goût de se saper pour sortir. Là où à Paris on cherche plus à être stylé « sans faire exprès » dans une tenue qu’on porte au travail en enchaînant direct avec un resto. Les Marseillais aiment se mettre en bombe pour chaque occasion, ils ont un goût du bling, on les remarque et ils n’ont pas peur d’être eux-mêmes. Je le vois en boutique, il y a des pièces super originales qui partent, que je n’aurais jamais vendues à Paris. Ici, on ose.
digger.club a déjà plusieurs années de cyber-existence, et tu as ouvert ta boutique il y a quelques mois à Marseille. Qu’est-ce que t’apporte ce lieu physique ? Et que représente t-il pour toi ?
Ça a toujours été mon objectif quand je me suis lancée. Je savais que je ne serais pas bien tant que je n’aurais pas ma boutique. J’adore voir les gens essayer, les conseiller, il y a une dimension humaine qui est vraiment chouette. Quand tu es en ligne, le rapport à l’autre devient vite conflictuel parce que les gens te contactent uniquement quand ils ont un problème. Ce sont des échanges de mails, beaucoup de temps et ce n’est pas forcément constructif.
Avec une boutique, même les gens qui ne connaissent pas mon compte ou ce que je fais sont interloqués par l’esthétique de mon magasin qui est plutôt poussée et ont envie de rentrer voir. Ça peut être des ados, des mamies un peu fouineuses et même des messieurs du quartier qui se demandent ce que c’est. C’est random et j’adore. J’ai des échanges incroyables avec eux parce qu’ils sont tous super curieux et ça me permet d’échanger sur des habitudes de consommation plus responsables avec des personnes qui sont parfois laissées en dehors des tendances.
Avoir un lieu physique ça me permet aussi d’organiser des pop up, et puis d’avoir un retour presque immédiat sur ma sélection et mes prix. Ça me permet de bosser en équipe, parce que faire mon truc toute seule sur Internet ça m’a amusée un an seulement. J’ai envie de construire quelque chose avec un entourage, pour qu’on se tire vers le haut. Et puis c’est peut-être bête mais d’avoir un lieu où aller en se levant le matin, c’est tout à fait autre chose qu’allumer son ordi.
Tu parles de l’esthétique de ta boutique, que tu as imaginée dans un style très maximaliste et coloré. Est-il à ton image ?
Ma boutique fait totalement sens pour tous ceux qui sont déjà venus dans mon appart (rires). Je voulais qu’elle soit impactante visuellement, pour que les personnes parfois débectées par le terme de friperie se disent « ah quand même j’ai envie d’aller voir ». Il y a beaucoup de friperies qui se ressemblent, hyper épurées, et c’est très joli aussi, mais moi ce n’est pas du tout ma personnalité. J’essaye de piquer certains aspect de la fast fashion à bon escient, en ayant une identité, un style reconnaissable avec une attention particulière sur la déco. Ça arrive souvent que des clients entrent et pensent que je ne tiens pas une friperie. Ils pensent que c’est du neuf parce que j’ai fait attention au cadre et je mets beaucoup d’énergie pour entretenir les vêtements et les proposer en bon état. Et ils sont mis en valeur dans ma boutique, j’essaye qu’il n’y ait pas de biais négatif, il faut que ce soit beau et que ça sente bon, pour ne plus avoir peur d’acheter de la seconde main.
Dans les fripes, on prend ce que l’on trouve. Mais toi, tu proposes un service de retouches directement dans ta boutique. Une touche de personnalisation innovante, c’est ce que tu souhaitais ? De montrer que la fripe peut s’adapter à chacun.e ?
C’est exactement ça qui est important pour moi. De montrer que des vêtements de qualité méritent que l’on rajoute 10 euros pour avoir un ourlet, une pince… La génération de nos grands-parents fonctionnait comme ça, ils avaient un beau blazer qu’ils portaient, s’il était troué, ils le raccommodaient, ils le faisaient évoluer avec eux, qu’ils grossissent, maigrissent, grandissent. La plupart de mes copines qui s’habillent en fast fashion peuvent jeter une robe parce qu’un bouton dessus est tombé. Je suis assez hallucinée. Je veux que ça dure et que ça soit adapté aux gens et non l’inverse. Dans la fripe, c’est difficile d’avoir toutes les tailles, même si j’essaye d’avoir du XXS au XXL, on a moins de variété que dans les tailles dites médium, mais je fais tout pour diversifier au maximum et ce service de retouches c’est aussi un moyen de mettre tout à son goût, sans limite.
J’ai lu que tu étais fan des bottes de cowboy et que tu en avais notamment une paire rouge que tu aimais beaucoup. Tu aimes être audacieuse dans tes choix ? Quelle importance donnes-tu à ton look ?
M’habiller, c’est le premier truc créatif que je fais dans la journée. C’est une action qui dépend de comment je me sens, comment j’ai envie de me présenter au monde. C’est une façon de choisir ce que tu veux dire aux autres. En fonction de tes moyens, bien sûr, du temps que tu as à accorder à ça, je pense qu’une maman aura par exemple beaucoup moins de temps que moi à accorder à ses vêtements le matin.
C’est un vecteur de qui tu es, tu peux avoir un tee-shirt de ton groupe préféré, un jean que tu as piqué à ton père, c’est émotionnel et intime. Tous les choix que je fais, si je décide de porter du baggy ou du moulant, ça sera en fonction de mon ressenti et de comment je me sens dans mon corps. Avec mes vêtements je peux devenir mille personnes différentes, c’est une liberté incroyable de pouvoir s’exprimer de la sorte. Même quelqu’un qui pense qu’il n’a pas de talent artistique fera au final preuve d’une approche artistique en enfilant ses vêtements, parce qu’il va penser à ce qui va ensemble, ou ce qui fait qu’il va dégager de la confiance, ou un autre sentiment.
Digger est un terme plutôt lié à la musique, qui qualifie les chercheurs de vinyles rares et les passeurs de pépites sonores. As-tu le sentiment de faire le même travail avec la mode ?
C’est pour ça que j’ai choisi ce nom, j’aime bien la double signification, car il y a effectivement les gens qui vont digger de la musique et to dig en anglais cela veut dire creuser, fouiller, et je passe ma vie à soulever des tas de fringues pour trouver LA perle rare. L’analogie est parfaite, parce que je trouve des choses trop cool que je remets au goût du jour, comme pour les samples, les vinyles réutilisés.
Les clients se réapproprient des vêtements qu’ils n’auraient peut-être jamais regardés à l’origine et j’ai l’impression d’être une passeuse d’histoires, parce que j’achète aussi à des particuliers et j’ai des visages sur des pièces que je transmets à de nouveaux visages. Je trouve ça génial.
Et du coup, ton style de musique est-il aussi éclectique que celui de tes vêtements ?
Carrément, ça peut passer de la trap, à de la pop française, en passant par les classiques de la funk, parfois même de la musique classique. Comme les vêtements, je m’adapte au mood.