Mode

Inès Bressand. D’autres formes d’humanité 

Designer basée à Marseille, Inès Bressand tresse entre le Ghana et la France un lien créatif sensible. Mélanges de savoir-faire et de recherche formelle, les sacs en paille qu’elle imagine sont des symboles d’une noble philosophie du faire et d’un dialogue inter-culturel fertile à porter tous les jours. 

Depuis 2015, Inès Bressand travaille main dans la main avec des artisanes du Ghana, pays rencontré à la fin de ses études, pour réaliser une singulière collection de sacs en vannerie. Témoins de savoir-faire ancestraux, les objets d’Inès Bressand doivent leur dimension durable et intemporelle à une matière devenue chère à ses yeux, l’herbe à éléphant. Une plante sauvage et endémique qui lui permet de tresser des sacs mais aussi de riches connexions humaines. Attachée à rémunérer scrupuleusement les artisanes avec qui elle travaille, elle aspire à créer de beaux objets comme autant de belles histoires à partager.

Pouvez-vous me parler de votre cursus ? 

J’ai une formation en arts appliqués, après quoi j’ai fait un peu de mode, un peu de textile et une école de design aux Pays-Bas, qui s’appelle la Design Academy Eindhoven et qui est assez exploratoire. Mon projet final de diplôme portait sur la paille en tant que matériau, donc j’ai rencontré plusieurs personnes pour nourrir ma recherche, dont une qui avait travaillé avec des artisans du Ghana, que j’ai pu ainsi rencontrer par son biais et avec qui j’ai commencé à travailler par la suite. 

Après mon diplôme, j’ai un petit peu navigué, j’ai travaillé notamment dans l’ameublement. J’ai fait des meubles pour un éditeur du Botswana, dans le Sud de l’Afrique. Ensuite, le projet des sacs en paille a pris et, depuis, il est devenu mon projet principal en auto-édition. 

Comment vous est venue l’idée de collaborer avec les maîtres tisserands sur place ? 

La personne dont je vous parlais avait déjà fait des projets avec ces artisans, qui sont dans un centre communal d’artisanat, j’y suis allée avec elle et j’ai fini par y rester trois mois, c’est là que j’ai pu faire plein d’expériences avec les artisanes. 

Je n’avais pas du tout le projet de faire des accessoires et de monter une marque parce que j’avais fait plusieurs stages en entreprise et je savais très bien que si je créais une marque, mon temps de création serait vraiment réduit par rapport au temps de gestion des affaires courantes. Quand je suis allée au Ghana, j’ai fait énormément de recherches et comme ils font beaucoup de paniers, je me suis tournée vers les accessoires, mais surtout pour des recherches de formes et de techniques. Quand je suis rentrée en France, j’ai fait des petits boulots et puis j’en ai eu marre et j’ai créé un site Internet pour présenter mon travail. C’est là que j’ai finalisé les formes que j’avais faites au Ghana en leur ajoutant des anses pour les transformer en sacs. 

Vous imaginez des sacs mais pas que. Quelle est votre approche du design ? 

Les accessoires pour moi sont vraiment des objets et des volumes, qui ont une fonction mais qui n’ont pas tant de différence avec un meuble par exemple, pour moi c’est la même pratique. 

Le tronc commun dans mon travail, c’est vraiment une recherche à partir de la matière, que je manipule avec les artisanes. À chaque fois, c’est une rencontre et un partage de savoir-faire et d’observations. C’est un dialogue qui se crée entre l’artisane, la matière et moi qui essaye d’imaginer ce qui pourrait être fait de différent. Je cherche à explorer d’autres directions à partir d’un matériau qui est la plupart du temps très brut et naturel. 

Comment naissent vos créations ? Quel est votre processus créatif avant d’arriver à la forme finale ? 

Je ne fais pas du tout de dessin par ordinateur, je ne sais même pas faire et je ne veux pas savoir. (rires) Pour moi, ça passe par de la manipulation et de l’observation. J’apprends à connaître le matériau et ses propriétés, sa flexibilité, ensuite j’imagine des pièces de recherche et l’on fait des prototypes avec les artisanes. Pour la vannerie, cela prend trois jours de faire un panier de taille moyenne, donc en travaillant avec plusieurs artisanes, je peux avoir des prototypes assez rapidement. Cela permet de rebondir d’une forme à l’autre pour faire évoluer l’objet jusqu’à ce qu’il me convienne. 

Il y aussi une phase de manipulation, à partir de volumes en paille que j’ai déjà, je vais les modeler pour faire de la recherche de formes dans une seconde étape. Pour les sacs, certains sont directement tressés avec leur forme finale et d’autres ont une forme relativement simple que je transforme par la suite en France. 

J’ai une approche assez sculpturale, je ne cherche pas à faire des sacs qui soient le plus fonctionnels possibles, parce que je veux qu’ils aient une forme qui me parle et que je trouve originale. Dès qu’un sac n’a pas une forme assez intéressante, il n’est pas gardé. 

Quelle est la vision derrière votre projet ? À quelle philosophie vous tenez-vous dans votre trajectoire ? 

C’était une continuité assez logique après la rencontre avec ces artisanes, qui ont un super talent. Ça me permettait de continuer ce dialogue entre elles et moi, en étant toujours indépendantes. On vend nos productions aux gens qui veulent acheter notre travail et, du coup, on est libres de proposer ce qu’on veut et créativement c’est vraiment un plus. 

Je travaille avec des valeurs qui sont les miennes, je suis assez intransigeante sur la rémunération, les matières que j’utilise, je veux que ce soit bien fait. Cette collaboration nous permet de développer des techniques et petit à petit, je peux demander des formes qui sont de plus en plus complexes, parce que les artisanes ont pris un coup de main. C’est tout un processus de partenariat enrichissant. 

La pratique de la vannerie au Ghana est-elle noble ou populaire ? En quoi est-elle particulière ? 

Le Nord-Est du Ghana est une région où beaucoup de gens tressent, peut-être la moitié des gens savent tresser des paniers. Il y a une grosse économie de sacs en paille qui sont vendus sur les marchés en France, ceux avec des motifs très colorés que l’on voit un peu partout. Ce sont des paniers que les gens tressent chez eux et vendent à des grossistes. C’est une région très rurale, donc il y a beaucoup d’agriculteurs et en saison sèche, ils vont tresser beaucoup de paniers parce que le travail dans les champs est impossible. Ils ont une double activité, chaque tresseur est indépendant et il y a des hommes et des femmes qui pratiquent. Je ne travaille qu’avec des femmes personnellement car elles font une vannerie plus fine. 

Ils travaillent avec de l’herbe de savane, qui poussait avant dans la région mais c’est devenu trop sec, elle pousse désormais bien plus au sud du pays, donc ils l’achètent en grosse quantité avant de la retravailler. Moi, je collabore avec un seul centre d’artisanat communal, toujours le même, et ça m’a permis de travailler avec un noyau d’artisanes qui nous aide à développer les formes et les savoir-faire. On essaye de garder ça un peu à part, c’est notre identité. 

Justement, votre collaboration avec des femmes artisanes indépendantes implique une rencontre entre votre vision occidentale et des savoir-faire ancestraux du Ghana. Comment s’opère cet enrichissement culturel mutuel ? 

Toutes ne parlent pas anglais et beaucoup sont analphabètes mais c’est un dialogue à travers la matière. Les artisanes viennent au centre pendant une quinzaine de jours quand j’y suis et tous les jours on tresse ensemble. On fait de la création en direct, on apprend des autres, on se challenge parce que moi je vais leur demander des choses qu’a priori elles pensent ne pas savoir faire. Les gens du craft center font aussi le lien parce qu’ils vont m’aider à leur transmettre ce que je voudrais faire. C’est assez intéressant parce que j’ai pas mal de surprises, il y a des formes que j’imagine d’une certaine manière et puis elles ressortent vraiment différemment et souvent c’est mieux (rires). 

Au niveau technique, comment obtenez-vous les effets de pincement sur vos sacs ? Est-ce un enseignement des tresseuses ghanéennes ou un procédé mis au point au fil de vos échanges ? 

L’effet de pincement, c’est moi qui le réalise en France, c’est un moulage avec de la paille mouillée. C’est issu de techniques de chapellerie, la paille peut garder un pli si elle est maintenue en forme pendant le séchage. En fait, cela me permet de réduire les coûts de transports parce que cela fait des sacs en paille que je peux réellement empiler et que je peux complètement reformer ensuite. Ce qui se passe au Ghana est plutôt autour du tressage en lui-même, c’est sur ça qu’on travaille quand je suis là-bas. 

De même, vous mixez la paille brute au cuir tanné français. Voyez-vous vos pièces comme des dialogues culturels où chaque partie a une égale importance ?

Le travail des anses que l’on fait est très simple par rapport à la richesse de la vannerie mise en œuvre. Je n’ai pas trop de prétention sur le travail du cuir, qui est autodidacte, alors que les artisanes ont un savoir-faire d’une grande finesse. Les parties en cuir, on les réalise avec ma collègue Ève qui est en Ardèche, on a fait un atelier de fabrication là-bas. On achète les peaux en cuir tannées en France, on les façonne et on les coud sur les sacs en paille, ce n’est pas vraiment égal à tout le travail fourni par les tresseuses. 

Entre le Ghana, la France, à Marseille et en Ardèche, comment gérez-vous toutes les étapes de fabrication ? Comment se déroulent-elles ? 

Je passe un mois par an au Ghana avec les artisanes, ce qui est indispensable à la recherche et la création. Ève est très indépendante sur la production maintenant, moi j’habite à Marseille où j’ai mon atelier de design, donc je vais rendre visite à Ève mais ça roule sans que j’y aille aussi souvent qu’au début. 6 mois par an, on emploie aussi quelqu’un en plus qui s’appelle Jacques pour nous aider à la couture. Je dis « on » parce qu’on est un groupe mais moi je ne fais plus de couture. Avant je faisais tout, mais maintenant je n’ai plus trop le temps. Je fais le pont entre le Ghana et l’Ardèche en étant toujours à la création. 

Vous en parliez plus tôt, quel statut donnez-vous à vos sacs ? Objet d’artiste ? Artisanat d’art ? Pièce design ? 

C’est un travail de création pour un objet du quotidien. Ils restent des objets utilitaires à utiliser tous les jours, ce ne sont pas des œuvres d’art. Après j’ai aussi fait de la vannerie plus artistique, dans le sens où ce ne sont pas des sacs mais plutôt des œuvres à poser et contempler, mais c’est très minoritaire. 

Mes sacs sont nés d’une recherche formelle et esthétique qui va au-delà des formes élémentaires. Je défends l’utilisation d’objets beaux et bien faits, que l’on peut utiliser tous les jours, en restant originaux sans être prétentieux ou luxueux. 

Vos objets sont d’apparence très actuelle, pourtant, ils incarnent un artisanat ancestral. Ils ne représentent pas le style d’une époque, comme souvent dans le design, mais des pièces atemporelles. Est-ce la définition de votre travail ?

Il y a de ça, après c’est mon identité aussi en tant que créatrice. Je trouve que la matière est tellement belle dans sa simplicité que j’essaye d’en rajouter le moins possible. Le travail du cuir c’est pareil, je veux que tout soit extrêmement simple. J’essaye d’enlever toutes les pièces en métal que l’on retrouve beaucoup dans l’accessoire, je cherche à faire la même chose mais avec seulement la sangle en cuir elle même, c’est de la pure recherche design. 

Le projet a avant tout d’intéressant qu’il montre la richesse de la collaboration entre une vision de designer et un savoir-faire artisanal maîtrisé. Comment les deux s’enrichissent, c’est ça qui importe. 

Quels sont vos projets à venir ? 

J’ai une collaboration avec une créatrice de bijoux, on va faire une série limitée de sacs qui, pour le coup, seront très ornementés, car c’est un vrai mélange de nos univers. Et puis j’aimerais beaucoup refaire des meubles, donc je cherche des voies pour que ça arrive car en auto-édition c’est assez compliqué. 

© Matthieu Lavanchy