Mode

La French Pique. Flotte comme le papillon, pique comme l’abeille

Toujours sur le fil, Johanna Piettre fait de la broderie à haute intensité, aiguillonnant conformisme ou consumérisme, piquant comme elle respire au diapason d’un chaos phocéen qui résonne en son âme punk. Quelque part entre révolte et poésie, ses créations volontiers iconoclastes ignorent les modes et les bonnes manières, tatouages textiles exécutés dans un parfum d’urgence qui les rend plus vivants que nature. 

Depuis 2015, Johanna Piettre brode avec ses aiguilles poussées au maximum. Des pièces uniques pour individualités assorties, qui n’ont pas froid aux yeux et partagent sans doute son intensité créative. Son travail, elle l’infuse de son Marseille à elle, bordélique, inattendu, éminemment humain, une énergie cathartique qui donne à son fil sa nervosité et à ses créations un supplément de vie qui ne ressemble qu’à elle. Inspirante et de fait souvent imitée (mais jamais égalée), la créatrice n’entend toujours pas s’adapter pour plaire. Icônes profanes ou sacrées, ses motifs font du streetwear une nouvelle forme du street art, un mode d’expression qui signe en relief une véritable présence. 

Piquer pour mieux toucher, c’est là toute la force de Johanna. Elle qui s’applique à panser à coup d’aiguille les plaies d’un vêtement,  ou ennoblir une paire de sneakers de ses bobines colorées dénonce nos modes de consommations effrénés. La French Pique, son label à l’âme éco-féministe et au caractère bien trempé, invente ainsi une authentique poésie du quotidien.

Loin des broderies à l’ancienne, ton travail est éminemment moderne, au point qu’il renvoie à une nouvelle forme de tatouage. On y lit aussi une nouvelle forme de langage urbain, proche du tag ou du street art. Tu es d’accord ?

C’est complètement ça ! À mes débuts, sur la plateforme qui est devenue le géant Instagram, dans ma bio il était inscrit « tatoueuse de t-shirts ». Un slogan qui a souvent été repris chez mes concurrents et que je retrouve presque dix ans plus tard chez des newbies, non sans flatter mon égo.

J’aurais adoré savoir tatouer ou avoir le courage de me lancer dans une marque à vie sur le corps des humains, mais je crois que ce n’était pas ma destinée. Je crois surtout que j’ai trop peur d’abîmer les autres ou de mal faire. Avec la broderie, je peux supprimer ou effacer un mouvement qui ne me plaît pas.

Pour ce qui est du street art, je n’avais jamais fait le lien. La broderie comme je la perçois, c’est une manière de m’exprimer. C’est mon côté punk.

Tu interviens sur des pièces d’habillement existantes que tu rehausses de broderies. Est-ce une volonté de donner un supplément de personnalité à un vêtement, voire à une personne, l’encourager à s’assumer ?

Ma joie, ce sont les pièces uniques. C’est vraiment l’instant où je me réalise pleinement. Ce sont des dizaines d’heures à loucher sur un tambour, l’objet qui aide à tendre le tissu, des idées qui germent au fur et à mesure du changement de fils, de couleurs, c’est un tout qui rend un morceau de tissu portant déjà sa propre histoire encore plus unique. 

Alors oui, c’est donner ce twist qui exprime et souligne une personnalité. Le vêtement est le reflet de l’âme. On dit que « l’habit ne fait pas le moine », mais c’est faux. Il le fait. L’habit est déterminant dans nos sociétés d’ultra-consommation. J’ai aussi une part de moi qui reste certaine qu’il vaut mieux sauver un vêtement en l’accessoirisant, ou en cachant une tâche grâce à une broderie que d’en acheter un neuf et de recommencer.

À l’image de quelques artistes contemporains, tu utilises le fil et l’aiguille comme moyen d’expression. As-tu le sentiment de transformer la broderie traditionnelle, qui était plutôt noble, pour en faire un objet artistique et poétique contemporain à la portée de tous ?

Je crois que tu m’as démasquée ! C’est ça qui est bon, non ? De faire du neuf avec du vieux. Je pense que je peux parfois être déroutante dans mes créations ou, du moins, la façon dont je les présente. Ça brise le carcan de la traditionnelle brodeuse à la chevelure d’or devant sa cheminée à attendre que la vie passe.

La French Pique est un nom plutôt piquant qui semble t’aller comme un gant. Est-ce un manifeste ? Que défends-tu à la pointe de l’aiguille ?

C’est très rigolo car ce nom « La French Pique » commence à se faire vieux. Au départ, il me plaisait pour son côté « French touch » et le piquant d’une aiguille. Aujourd’hui, il a mûri avec moi. Et je reconnais devenir de plus en plus piquante. J’essaie de passer des messages du bout de mon aiguille, assez féminins et colorés. Je suis révoltée au fond de moi, la broderie m’apaise.

Ton style semble s’inspirer à la fois des vestes indiennes brodées, des ex-votos populaires, d’influences culturelles multiples combinées à une liberté totale. Est-ce une façon de capter l’âme de Marseille ?

Marseille, c’est le bordel frère, c’est le Sang. C’est le lundi en i et le mardi zeubi. Marseille, c’est le soleil, l’impunité, la corniche Kennedy, le pastis, les gadjis, les sauts dans le vide, le meilleur et le pire. C’est un charivari d’idées, de couleurs, d’émotions. Je crois que c’est comme cela que je retranscris l’âme de Marseille à travers mon art.

En parcourant ton compte Insta, on te voit souvent adopter des postures acrobatiques ou de danse. Quel est ton rapport au corps, particulièrement dans ton travail ?

C’est drôle car il n’y en a aucun. Je veux dire qu’il n’y a aucun rapport entre le corps et la broderie. Et pourtant, mon enthousiasme est de lier les deux. De surprendre, de casser les codes. J’adore me tordre dans tous les sens, je brode en grand écart. 

Le corps est superbe, surtout celui de la femme que je trouve particulièrement doux et poétique. Les courbes se marient si bien avec la nature environnante, il suffit d’ouvrir les yeux. J’ai besoin de mon corps pour réaliser mes œuvres et il me faut un équilibre pour continuer à imaginer, à voir.

Ton travail a souvent un caractère iconoclaste, sexy assumé, tu revendiques aussi un caractère sauvage. L’aiguille et le piquant traduisent bien ta personnalité ou est-ce une façon de te dépasser, d’exprimer des choses que tu gardes en toi ?

Est-ce le moment d’enlever le masque sur mon visage ? Il y a une forme d’expression cachée, des éléments qui sont difficiles à exorciser, c’est sûr. Je suis un peu de tout cela : sexy, énervée, triste, joyeuse, sauvage et piquante. Je suis une femme de défi. Surtout lorsqu’il fait 2 degrés et que je sors nue pour prendre une photo avec un mistral à réveiller les morts. 

Et pourtant, même très libre, tu collabores avec de nombreuses marques ou personnalités. Comment tu concilies les deux ? Comment te rattaches-tu à un univers tout en y mêlant le tien ?

Les marques me choisissent pour le monde que j’ai réussi à créer. J’aurais du mal à dire oui à un projet auquel je n’ai pas mon mot à dire. Cela permet une grande sélection naturelle en amont, pour les marques mais surtout pour moi.

C’est un feeling, un truc que tu ressens, c’est instinctif de mêler des univers. Et puis, si tu ne le sens pas, tu ne le sens pas. Tu ne sauves pas des vies, tu fais juste de la broderie. 

Photo gauche et centre : © Mona Grid. Photo droite : © Dor Roda.