Culture

Aéro-féminisme au Maroc : un collage d’Idries Karnachi d’après une photographie de Zara Samiry

Média de la Méditerranée sous toutes ses formes, y compris les plus inattendues, Sudnly a décidé de vous adresser, aussi souvent que dès qu’on peut, des cartes postales qui capturent une image de notre région de cœur et vous invitent à partager une découverte, une émotion, un souvenir ou un WTF avec nous. Pour cette nouvelle carte postale, nous avons fouillé dans les cartons de Romy Agency à Marseille et découvert ce collage signé Idries Karnachi, architecte-urbaniste de formation et créateur visuel de transformation, à suivre quelque part entre Paris, Marrakech et Genève.

Bien longtemps avant Walter Elias Disney, les Berbères, dignes héritiers des cavaliers de Numidie, héros des guerres puniques – et sans aucun doute, dans un autre décor et sous d’autres cieux, les illustres samouraïs du Japon féodal de l’ère Sengoku – inventèrent la fantasia. Cet art équestre flamboyant, dont la tradition dûment codifiée nous est parvenue, met en scène une charge de cavalerie réunissant une troupe alerte, arborant des tenues d’apparat et chevauchant des montures richement harnachées. Équipés surtout, en vue de l’apothéose finale, de fusils à poudre noire qui leur serviront à tirer une ultime salve pétaradante et fumante (ils sont pour la plupart musulmans, ndlr), signe indubitable de l’acmé guerrière. Si la fantasia, malgré toute sa puissance expressive, n’a plus rien de belliqueux, elle restait autrefois l’apanage des grands événements de la vie d’une noble maison, comme un mariage, une naissance ou la victoire des Lions de l’Atlas à la Coupe Africaine des Nations (autant dire, pas tous les jours). Aujourd’hui hélas, elle est trop souvent devenue le spectacle obligé de cohortes touristiques blasées ou de meilleurs-vendeurs-du-mois pour une marque d’électro-ménager à court d’idées, avachis de chaleur dans un simulacre de tente Trigano, languissant l’heure de l’apéro piscine dans leur resort all inclusive, où le seul geste guerrier sera de se frayer un chemin au buffet. Il est intéressant puisque la poudre nous monte au nez de rappeler que, de ce côté-ci de l’Atlas, la fantasia se nomme Tburida, substantif construit sur le radical BRD, que l’on retrouve dans l’expression laʿb al-bārūd qui signifie l’art de la poudre. Si vous avez lu jusqu’ici, c’est que vous possédez des facultés hors du commun qui vous ont permis sans aucun doute d’identifier le mot baroud (poudre à canon en arabe), auquel les militaires ont de tout temps eu beau jeu d’accoler le qualificatif d’honneur pour dramatiser une situation perdue d’avance mais que l’on affrontera la tête haute et le menton garavan. Était-ce le sens de ce collage photographique, réalisé par Idries Karnachi, architecte-urbaniste de formation et créateur d’image par transformation ? À l’origine, le portrait de cette cavalière, réalisé en 2014 par la photographe marocaine Zara Samiry, s’inscrit dans la série Tales of Moroccan Amazons (n’en  déplaise à Jeff Bezos qui, décidément, ne respecte rien). S’appropriant les archétypes de virilité que représentent les codes de la Tbourida, la cavalière incarne l’incursion des femmes dans cette discipline hautement masculine et leur lutte face au sexisme endémique des sociétés maghrébines (et d’autres guère plus exemplaires de ce côté-ci de la Méditerranée). Baroud d’honneur ou chevauchée émancipatrice ? Idries, lui, veut y croire. Il veut même lui conférer un supplément de magie et enfourcher la parabole qu’il emprunte, non à ses voisins, mais à Disney, comme par un étrange jeu de miroir. Les ballons d’hélium multicolores qui lentement offrent à la cavalière de connaître son ascension, son envol libératoire, renvoient à ce merveilleux film Up (Là-haut) signé Pixar où un explorateur octogénaire usé et déçu embarque un jeune garçon pour un voyage poétique en pavillon de banlieue, tracté dans les airs par des milliers de ballons jusqu’aux chutes du paradis, sur le versant de l’Orénoque. Le collage d’Idries s’appelle Tbouridu’Up, mélange presque gazeux de poudre et d’air, de fierté et de légèreté, de tradition et d’espoir. Une image qui donne envie d’en voir d’autres. Merci Romy.

Aéro-féminisme au Maroc

Le mot de la fin revient à Idries lui-même pour définir sa pratique créative : « Quand l’Art de combiner les mots
pour évoquer des images rencontre celui de combiner des images pour évoquer des mots. »

Un mot (donc) sur l’auteur
Malgré son jeune âge, Idries Karnachi, né à Casablanca en 1993, a déjà habité 11 villes, 4 pays et 3 continents. S’il a grandi au Maroc, c’est d’abord en France, puis à Shanghai qu’il étudie l’architecture et l’urbanisme. Diplômé dans les deux disciplines, après une expérience professionnelle chez Studio KO, agence d’architecture de notoriété internationale – le Musée Yves Saint Laurent de Marrakech, c’est eux –, Idries lance son propre studio autour d’un collectif d’architectes alliant art et architecture et actif entre Paris, Marrakech et Genève. Depuis son retour au Maroc, Idries transpose sa culture de la diversité dans son contexte quotidien avec ses collages qui remixent allégrement des situations et personnages de la culture marocaine.
Instagram : @romy.agency