Philippe Martin est metteur en scène, acteur, auteur, homme de théâtre, enseignant et surtout passeur d’émotions. Il est la raison pour laquelle j’ai redécouvert Molière, quinze ans après avoir été traumatisée par « Les Précieuses Ridicules ». J’ai eu la chance de voir « Molière, La charrette et Le manège », la dernière création de Philippe Martin, et d’échanger avec lui, un après-midi ensoleillé, au premier étage d’un bistrot. Questions : d’où lui vient ce feu et surtout comment vit-il avec Molière ?
Interrogation sûrement évidente mais, pourquoi Molière ?
Molière, c’est tout bêtement l’un de mes écrivains et acteurs préférés. Mais vraiment préféré, avec Tchekhov, Shakespeare, Sophocle ou encore Beckett. Pourquoi est-ce un auteur que je vénère absolument ? Même si ce n’est pas très original – parce que tous ceux qui aiment Molière disent ça, mais c’est vrai, – c’est quelqu’un qui a un équilibre parfait, je trouve, entre ce rire et cette émotion qui est constamment à fleur de sol, à fleur de peau, dans une richesse de personnages. Pour moi, il est presque la quintessence de ce que j’adore au théâtre, c’est-à-dire, une farce noire. C’est une expression qui vient de Ionesco. Quand on lui demandait « Mais La Cantatrice Chauve qu’est-ce que c’est ? », il disait que c’était une farce noire. Je crois que c’est lui qui l’a inventée, ou peut-être moi, à force de mélanger des tas de trucs (rires). Une farce noire, ça implique d’abord de ne pas se tromper sur le mot farce. À la base, ce sont ces fameux spectacles qui étaient écrits pour les tréteaux au Moyen-Âge, comme la Commedia Dell’Arte en Italie. Pour moi c’est cet humour grinçant, mordant, cet éclat de rire, qui a un moment, comme quand quelqu’un rit un peu trop, nous conduit à nous demander « mais il rit ou il pleure ? ». C’est ce fil où le funambule, l’acteur, l’auteur, est en équilibre parfait et tu es à un point tel que tu ne sais plus si tu dois rire ou pleurer. Les gens oublient qu’il y a trois masques symboliques du théâtre. Tu as le masque du rire, le masque des pleurs, et puis tu as le masque du cri. Et ce masque du cri, tu ne sais jamais s’il rit ou s’il pleure, c’est un peu un masque d’effroi, devant le divin ou le diabolique et ça, c’est la farce noire. Ce point d’équilibre parfait, c’est quelque chose que tu rencontres très simplement chez les grands auteurs comme Molière ou Kafka. Les gens vont te dire par exemple que La Métamorphose de Kafka, c’est terrifiant. Alors oui, c’est terrifiant, mais si tu regardes bien, en fait, tu ris. Un homme qui devient un cafard, ce n’est pas rigolo, et pourtant, ça peut l’être. Attention, ce n’est pas parce que c’est marrant que ça enlève de la profondeur à l’objet, c’est une conception que beaucoup de personnes ont. Au contraire, si l’on rit, c’est qu’il y a une extrême profondeur. Si l’on rit, c’est parce qu’il y a danger, pour le mettre à distance. Face à la profondeur, face au vertige, tu ris. Voilà pourquoi j’aime Molière. Tout ça pour moi c’est fondamental.
Molière fait écho plus qu’un autre à votre parcours, vous touche plus qu’aucun autre ? Quelle place occupe t-il dans votre carrière ?
Le parcours de Molière, c’est difficile de ne pas l’aimer. Il nous a été rapporté dans un récit de légendes et de réalité. Un très beau travail a été fait en 2018 par Georges Forestier, l’auteur d’une énorme biographie de Molière qui démystifie sa vie. Le travail de Forestier est fondamental dans l’histoire de Molière, mais ce qui l’est encore plus, c’est la légende, l’histoire un peu romancée, c’est elle qui t’attire quand tu es petit. C’est la légende qui te donne le goût, ou le désir, qui plus tard t’emmènera à la vérité. Dans l’histoire de Molière, cette part de romance, c’est celle dont je parle dans le spectacle. Bien-sûr qu’il y a des choses un peu légendaires, mais quand je raconte la vie de Molière, je sais qu’il y a 90% de réel, comme un canevas de vérité. Est-ce que Madeleine et Molière sont partis aussi dramatiquement un matin d’été en quittant Paris ? Franchement je m’en fiche. Le plus important, c’est le mystère. Et c’est ce qui fait que Molière devient un héros de théâtre. Dans L’île au trésor de Stevenson, tu as ce fameux pirate avec sa jambe de bois, la quintessence et le résumé de tous les chefs pirates. C’est pareil pour Molière. Dans cette bio à 90% vraie et à 10% romancée, il devient le héros du théâtre et ce héros, il a tout pour lui. Le fait qu’il ait commencé jeune, qu’il ait été jeté en prison donc qu’il ait rencontré des tas de problèmes, qu’il ait été en danger presque de mort, parce que quand tu fais ce métier, à un moment, tu peux ne plus avoir à manger. Après, tu as cette errance sur les routes de France et sa charrette qui renvoie évidemment à tes débuts. Ceux où tu vas errer plus ou moins, tâtonner plus ou moins, où tu vas aller de portes closes en portes closes et puis un beau jour, tu vas faire une rencontre, si tu as été insistant, impatient comme Molière et que tu as cru en ton destin, en tout cas à ton travail. Tu ne rencontreras peut-être pas Louis XIV, ni le frère du roi, mais tu rencontreras ton roi à toi. Quelqu’un qui, tout d’un coup, va dire « Ah oui, j’aime ce que vous faites » et qui va t’ouvrir des portes et t’aider à passer dans un deuxième stade de ta vie professionnelle. C’est un schéma auquel tout le monde peut soit s’identifier, soit aspirer. La légende ou la romance de Molière, elle t’attire quand tu es jeune car c’est une épopée.
Justement, vous anticipez ma question sur l’entretien de ce mythe. Il semblerait, d’après l’une des légendes sur la vie de Molière, que sa vie était une pièce de théâtre et que ses pièces de théâtre racontaient sa vie. Vous vous sentez en accord avec cela ? Au final est-ce que l’on vit pour le théâtre ou le théâtre fait-il vivre ?
Alors cette idée, c’est ce qui nous attire au début. On nous disait par exemple que ses ennuis amoureux avec sa femme, qui le trompait soi-disant, cette douleur, il la restituait sur scène, il la réécrivait sous la forme d’Alcèste ou de Célimène. Alors quand tu es jeune, tu te dis c’est fou que la scène et la vie se mélangent, ma vie va être un film. En grandissant, et après les travaux de Forestier, on se rend compte que ce n’est pas si évident que ça, et quelque part, on s’en fout un peu que la vie et le théâtre se mélangent, c’est pas très important. Tu sais, quand on disait à Auguste Renoir « vous en tant qu’artiste », il arrêtait tout de suite les journalistes et il disait « Je ne suis pas un artiste, je me considère comme un artisan. J’essaie simplement de mettre sur la toile ce que je vois dans la vraie vie ». Dis comme ça, cela peut paraître idiot, mais c’est le plus dur. Tu t’appelles Auguste Renoir et tu dis « moi je vois cette orange et je veux la retranscrire sur le tableau » et il s’agit de retranscrire l’orange comme tu la vois, pas d’essayer de retranscrire une orange en style parfaitement photographique. Tu essayes de mettre sur le tableau ton rapport à l’orange, c’est ça l’exercice. Je me considère comme un artisan du théâtre et j’y tiens. Je suis comme Renoir, je pense que l’on met trop de choses qui sont un peu fausses, un peu paillettes et compagnie, un peu mercantile sous le mot artiste, c’est un mot qui se vend bien et ce n’est pas un mot qui me plaît. Moi, j’aime bien le mot artisan du théâtre ou homme de théâtre comme disait Antoine Vitez. Quand on rentre « en art » comme on disait au 19e, c’est un peu comme disait Beckett quand on lui demandait « Pourquoi écrivez-vous ? » et qu’il répondait « bon qu’à ça ». Là aussi, c’est simple et c’est vrai. Ça ne veut pas dire qu’il aurait été mauvais ailleurs. Non, il avait une intelligence évidemment au-dessus de la moyenne, mais ça voulait dire que l’écriture lui permettait de vivre et qu’il ne vivait qu’à travers l’écriture, et bien moi, c’est pareil. Je ne peux vivre que si je fais du théâtre et je ne vis qu’à travers le théâtre. Ça ne veut pas dire que les autres choses de ma vie personnelle, mes enfants, mon amour, vont être dénigrées, pas du tout, mais la vie est très violente, très agressive, et faire du théâtre me permet de traverser cette vie, plus encore, de transformer, selon la formule, le plomb en or. Ce qui fait que tous les matins, je me dis que je suis armé pour traverser ces journées parfois très costaudes. J’ai toujours cette promesse d’une pépite dorée dans la nuit, qui me fait avancer. Le théâtre me permet de vivre et donc j’organise ma vie au théâtre. Il y a une chose très belle que dit Djokovic, le tennisman, il explique qu’il a été formé par une entraîneuse qui avait une approche holistique, où tout était réfléchi en fonction du tennis. Quand j’ai lu ça, je me suis dit, « ah tiens, tu fais un peu pareil au théâtre ». Quand je fais quelque chose dans la vie, je ne pense pas automatiquement qu’elle va me servir au théâtre mais je m’aperçois que je fais toujours un lien. Par exemple, j’adore marcher et faire du vélo. Quand j’en fais, cela me nourrit pour le théâtre, au même titre qu’une lecture mais de façon absolument dingue. Notamment avec un état de réelle contemplation, parce que quand tu marches, tu es dans cet état. Avec le cyclisme ou la marche, tu as une révélation de beauté, comme une falaise en surplomb ou une fleur et ça te nourrit artistiquement. C’est comme des shoots que tu prends.
Michel Corvin, auteur de l’Encyclopédie du Théâtre, écrivait que vous êtes un passeur, et qu’on se sent chez soi en vous regardant jouer. Qu’est-ce qui vous rend si chaleureux pour les autres selon vous ?
Premièrement, il faut dire que quand j’ai lu cet article de Michel Corvin, qui est décédé maintenant, mais qui était un homme très important dans le théâtre, j’ai été très honoré. Cette phrase quand il dit « on se sent comme chez soi devant les spectacles de Philippe Martin », j’en étais ému aux larmes, parce que c’est vraiment ce que je souhaite. Ce moment de la représentation, unique il faut bien le dire, c’est ça qui fait que le spectacle vivant, le théâtre, la danse, le cirque, sont des secteurs à défendre. Mais attention, dans spectacle vivant, il y a un mot dont il faut se méfier au même titre que le mot « artiste ». Le spectacle renvoie à la Société du Spectacle de Guy Debord, qui pense la notion de spectacle comme un artifice. Il a raison, si on fait du spectacle alors on fait de la séduction et la séduction, ça ne porte aucune âme. Si tu fais comme un artisan, et non comme un artiste, si tu fais preuve de présence orale et scénique et que tu tends sur scène à devenir l’incarnation de ces âmes qui sont contenues dans le texte, qui y dorment et vont se réveiller à travers ton corps, alors là, tu fais œuvre théâtrale et tu arrives à accomplir la magie du spectacle vivant. C’est une question de partage et non de séduction. La séduction ça veut dire tu domines, tu es là et tu dis « regardez moi, je brille, je suis beau et vous, vous me regardez ». La séduction, c’est la domination, le spectacle. Moi, j’aime quand on est dans une salle, et que moi, je suis sur scène et vous, en dehors. Comme disait Vitez, il y en a un qui est au milieu du cercle et les autres autour et un jour, celui qui est au milieu sortira et on le remplacera. On a délimité ça pour moi. Pourquoi je me mets au milieu et vous en dehors ? Parce que j’ai un truc à vous raconter, à vous montrer. Et je vais essayer de le dire et de le vivre en étant le plus honnête possible, en étant le plus vivant possible, en essayant de donner toute la richesse qu’il y a dans ce texte et dans ces phrases. Et j’espère qu’en libérant toute cette émotion et cette intelligence, alors on vivra un moment de partage. Je pense que si Michel Corvin disait ça, c’est qu’il y avait partage. Il y a une image qui m’a bouleversé. J’étais, comme beaucoup de metteurs en scène de ma génération, un grand admirateur de Peter Brook. J’ai eu la chance de travailler avec lui en tant que jeune acteur et au cours d’un stage. J’ai découvert plein de choses, c’était formidable. Puis j’ai eu la chance de voir son dernier ou avant dernier spectacle. Le spectacle était bien, ce n’était pas son meilleur, normal à 92 ans, mais on y reconnaissait l’écho des travaux de Peter. Quand il est sorti, parce qu’il assistait à la représentation, il était tenu par ses deux assistants et les gens arrivaient, lui disaient bravo et quand quelqu’un lui a posé la question « Pour vous qu’est-ce que le théâtre ? » il a simplement répondu « le théâtre, c’est faire un à plusieurs ». C’est fabuleux. C’est le rapport des acteurs entre eux, et entre les acteurs et la salle. S’il n’y a pas ce rapport, il n’y a pas d’unité, sans unité, il n’y a pas de théâtre. Il était bien dans le partage et non dans le spectacle.
Vous jouez des lectures, écrivez, interprétez, mettez en scène, quel est votre exercice préféré ? S’ils sont égaux, peut-être pouvez vous m’expliquer ce que chacun vous amène ?
Moi, je fais toujours du théâtre. J’écris, je l’enseigne dans le partage c’est très important dans la pratique théâtrale, même fondamental. Pour moi, écrire, mettre en scène, jouer, lire, c’est le même couteau, c’est-à-dire le théâtre. Des fois, tu vas tenir le couteau comme ça, des fois, tu vas le tenir comme ça, pour moi c’est pareil, je n’ai aucune préférence. Le matin, je me lève, je vais faire du théâtre sous des formes différentes et le soir, je me couche et je pense à ce que je vais faire demain au théâtre. Je suis béni des dieux.
J’allais aborder la notion d’enseignement. Vous avez été et vous êtes encore professeur de théâtre. Comment apprend-on aux autres à transcender un texte ? À en faire un récit vivant ?
Déjà, une petite rectification. Je n’apprends pas le théâtre. Si les élèves m’entendaient, ils diraient « Philippe, bien sûr, tu nous apprends le théâtre ». À chaque fois, je leur précise que ce que j’adore dans l’enseignement, c’est que je fais du théâtre. Si tu penses que tu enseignes, tu vas tomber dans le spectacle. Si je pense que je suis enseignant, que je sais des choses que je vais dévoiler à des élèves, c’est foutu pour deux raisons : d’abord parce que tu vas entretenir un rapport de domination. Tu ne peux pas élever quelqu’un si tu le domines, et puis tu vas te lasser parce que dominer, c’est lassant, tu vas exercer toujours le même pouvoir, devenir une machine toujours dire les mêmes choses. Il ne faut pas être enseignant. Il faut être pratiquant de théâtre avec d’autres qui désirent pratiquer le théâtre. La seule chose c’est que ces gens qui désirent pratiquer le théâtre, les soi-disant élèves, on va dire plutôt des candidats, ont un peu moins d’expérience que celui qui se dit professeur.
Le plus important, c’est qu’il y ait rencontre de désir pour pratiquer. Et au cours de cette pratique, ledit professeur doit donner quelques pistes et très vite savoir observer et amener le candidat à se développer mais dans sa ligne à lui, sa singularité. En fin de compte, tu es un peu l’initiateur parce que tu vas ouvrir des portes, comme un acupuncteur, tu vas ouvrir certains points d’énergie qui bloquent l’acteur dans une construction de personnage, et en même temps que tu débloques, tu dois savoir te retirer et regarder comment la fleur pousse, de façon à lui donner toutes les possibilités pour pousser au mieux, à sa manière. Les deux choses que l’élève doit ressentir très violemment dans la première minute où il arrive sur scène, c’est le plaisir et la confiance. Sinon la fleur ne poussera pas.
Donc la confiance compte réellement dans la construction de quelqu’un qui veut faire du théâtre ?
Il faut qu’on fasse confiance. J’allais dire même en dehors du théâtre. Humainement, c’est fondamental en soi. Pour les Chinois par exemple, dans la philosophie, la confiance en soi, c’est l’une des premières qualités à avoir. Si tu as confiance en toi, tu as une force surhumaine, tu traverses tout, sinon, tu es la proie de la culpabilité donc des pouvoirs.
Justement, est-ce que vous pensez que les gens font du théâtre pour construire quelque chose en eux qui va leur donner confiance ?
Bien sûr, sur 10 personnes qui viennent au théâtre, je parle des cours privés, tu en as deux qui veulent faire profession de théâtre. Tu en as trois ou quatre qui vont venir pour concrétiser leurs rêves d’enfance en se disant « j’ai toujours voulu faire du théâtre et cette année, je me suis décidé ». Voilà, il y en a quatre à peu près et le reste, quatre personnes aussi, viennent pour lutter contre leur timidité, leur manque de confiance en soi. C’est d’une efficacité redoutable puisque chaque année, les gens me disent « c’est incroyable, mes amis me le disent, depuis que je fais du théâtre, je ne suis plus pareil, je le sens dans mon boulot, ça m’aide dans ma vie quotidienne ».
Pourtant cela peut paraître abrupt d’aller incarner des choses face aux autres ?
C’est parce que tu es protégé. Les meilleurs acteurs souvent sont les timides. Il faut savoir que Louis de Funès est un immense timide, iI va monter sur scène et là, il va se livrer, on va dire « putain il est coincé dans la vie mais là, il est formidable ». Oui, parce qu’il est protégé ce qu’il donne à voir, ce n’est pas lui, c’est un personnage, et sous couvert du masque, il va devenir lui-même. C’est la quadrature du cercle, la magie du théâtre, tu n’es jamais autant toi-même que sous un masque.
Quelle dimension cela apporte-t-il à votre carrière professionnelle de faire confiance à des personnes qui souhaitent pratiquer cet art ?
Je disais qu’il faut qu’il y ait désir des deux et moi, ça m’apporte énormément. Ne considérant pas mes cours comme tels, mais comme une pratique théâtrale, je me retrouve à chaque fois dans la position du peintre qui fait des esquisses et des recherches. Hokusai, qui tous les matins pendant 60 ans s’entraînait, pour travailler la souplesse de sa main, à faire un cercle d’un seul trait et bien quelque part, je fais mon cercle à chaque fois que je fais des « cours ». Je pratique le théâtre et donc ma curiosité, mes questions, sur des textes que je connais par cœur et à chaque fois, ce sera nouveau parce que la personnalité de l’élève est différente et que ça va m’interpeller sur des zones du texte que je n’avais pas vues, ou peut-être que j’avais toujours appréhendées d’une certaine façon. L’être humain est tellement infini, tellement vertigineux – et je travaille avec de la matière humaine 24 heures sur 24 – que je me demande si d’eux ou de moi, celui qui profite le plus du cours de théâtre, ce n’est pas moi. J’apprends tout autant grâce à mes élèves qu’eux n’apprennent grâce à moi. Je ne peux pas concevoir ma vie d’homme de théâtre sans cela. J’en ai besoin. Je touche du bois et j’espère que je pourrais enseigner jusqu’à ma mort, jusqu’à 92 ans quoi. Je voudrais vraiment avoir la force physique et psychique de le faire parce que c’est épuisant, mais ce serait aberrant de m’enfermer dans ma tour d’ivoire et de faire juste mes spectacles, c’est un non-sens.
Enfin, s’il ne devait rester plus qu’une pièce de Molière ?
Je vais te répondre franchement, j’avais neuf ans et à l’époque, La Comédie Française passait à Aix-en-Provence au théâtre du Jeu de Paume, un théâtre à l’italienne sublime. On est allé voir Le Malade Imaginaire avec mes parents, le malade, c’était Jacques Charon et Toinette, c’était Françoise Seignier, deux monstres de théâtre. J’ai reçu un tel coup dans la gueule que j’ai dit à mes parents, ça les a terrifiés d’ailleurs, « moi plus tard, je serai comédien ». Cette pièce est la raison pour laquelle j’ai découvert et aimé Molière. Pendant longtemps, ça a été ma pièce préférée. Maintenant, quelle est ma pièce préférée de Molière ? C’est dur, j’aime tellement cet auteur. Si je joue le jeu, je crois que ce serait Dom Juan. Avec cette cette course à la liberté, dangereuse, ce côté météorite qui s’éjecte et qui est éjectée par la société, ce défi à Dieu, cette intelligence noire de Dom Juan, ce sont des choses qui me fascinent. Le rapport au mal, c’est quelque chose de fascinant. D’où vient-il, est-ce qu’il vient de l’individu ? Il n’est pas le mal, il incarne le mal qu’a engendré la société. À un moment, ce mal élit domicile chez quelqu’un. Donc oui, je dirais qu’en vieillissant, c’est Dom Juan.