Culture

Nature intime, le cirque de Fanny Soriano

Fanny Soriano est l’artiste à l’honneur de la Biennale Internationale des Arts du Cirque 2023. Cette ancienne danseuse et acrobate, désormais metteuse en scène et autrice de spectacles de cirque à la tête de la compagnie Libertivore, présente à cette occasion, l’intégrale de ses cinq spectacles, à travers la région. Au fil de sa sensibilité et de son imaginaire, rempli de nature parfois chimérique, Fanny Soriano transporte son public sans jamais cesser de nous éloigner de la terre ferme, bien qu’elle ne monte plus dans les airs.. Elle nous ouvre désormais les portes de son univers, qui lui vaut une renommée internationale, le temps d’un échange suspendu.

« Figures et gestes hypnotiques », voilà ce que l’on lit plusieurs fois à votre propos sur la brochure de la Biennale Internationale des Arts du Cirque, dont vous êtes cette année l’artiste à l’honneur. Hypnotiser, dans le dictionnaire, c’est « fasciner quelqu’un au point qu’il oublie tout le reste ». Comment s’y prend-on pour faire vivre l’instant présent et seulement lui à son public ?

Il y a des techniques pour plonger les gens dans un environnement hypnotique, et pour cela, dans mes spectacles, tout tourne beaucoup. Il y a une espèce de giration et un rythme qui est particulier. Pour moi, c’est une façon aussi de créer en fonction des pulsations du corps. Comme par exemple avec les battements de cœur, comme si je ne pensais plus avec mon cerveau, mais en fonction de choses qui s’harmonisent avec des pulsations physiques. Ça ne passe plus par mon cerveau. L’instant présent, je dirais que c’est en fait ce moment où les spectateurs lâchent prise vraiment pour essayer de comprendre, et qu’ils sont pris par ce qu’ils voient. On essaye tous de faire ça, mais je crois je n’y arriverais jamais totalement, c’est une sorte d’utopie. Parfois, on crée aussi des images qui plongent les gens dans l’instant présent, mais qui leur rappellent en fait des archétypes, des choses personnelles ou de la vie en général. J’essaie de les plonger dans cet instant en faisant surgir des images un peu abstraites, qui vont suggérer des images connues. Des propositions qui vont les surprendre, qui vont les attraper et qui vont disparaître. C’est ça qui est intéressant, il faut que cela reste assez abstrait pour que chaque spectateur puisse imaginer des choses un peu différentes, et puisse se les approprier. En fait, ils créent tous leurs propres images, avec celles que je leur propose.

Vous illustrez souvent dans vos créations, un corps à l’abandon, au bout de ses ressources, qui cherche à rejoindre un autre versant, plus lumineux, plein de vie. Est-ce une quête pour vous de rechercher ce second souffle ?

Je cherche à ce que le corps soit abandonné oui, notamment dans le cirque. Je travaille uniquement avec des artistes de cirque et ce qui est beau dans cette pratique, c’est qu’il y a une vraie mise en danger. Quand on fait des choses dans ce domaine, on cherche à repousser les limites, et c’est ça aussi qui nous ancre dans le présent. On est obligé parfois d’être en vigilance quand on met sa vie en danger et cela crée une vibration, quelque chose de très vrai sans que l’on ait besoin de jouer. Il y a une espèce de grisement que j’aime énormément dans le cirque et qui crée des images immédiatement. On raconte quelque chose rien qu’en se mettant sur les épaules de quelqu’un et en se laissant tomber. Ça peut créer des émotions fortes et on s’abandonne soi-même mais aussi dans les autres, parce que pour m’abandonner, il faut que l’autre en face soit là. L’endroit où l’on s’offre réellement aux autres avec de la confiance, qu’on lâche prise émotionnellement et physiquement, c’est celui-là que je recherche.

La nature joue un rôle important dans vos spectacles, quelles qualités puisez-vous dans votre environnement ? Est-il essentiel dans votre processus créatif de vous reconnecter à la nature ?

Je vais parfois dans la nature pour réfléchir. Moi j’ai besoin en effet de me reconnecter. Si je ne passe pas un peu de temps dans la nature régulièrement, où j’ai besoin de me retrouver dans un endroit de solitude, je n’arrive pas à me ressourcer. C’est aussi là que je me reconnecte à une sorte de merveilleux, j’arrive à ne pas être tournée uniquement sur l’humain. J’ai l’impression que dans une ville on est un peu centré sur nous-même, comme si on était les seules personnes existant sur cette planète. Aller dans la nature pour moi, c’est me remettre à ma juste place, je fais partie d’un environnement qui est plus grand, je ne suis qu’une partie du vivant. Et pour moi, ça compte parce que j’ai l’impression que dans notre civilisation, on a centré l’humain sur lui-même et parfois ça le déconnecte de la réalité. On fait partie d’un tout, et il me semble important de s’en rappeler.

En parlant de solitude, pour vous, un spectacle peut s’imaginer seul, comme dans Hêtre, solo de danse aérienne, ou à plusieurs. Qu’est-ce que la solitude, que vous déclarez nécessaire, apporte comme dimension à vos créations ?

Je vis la solitude comme un endroit où l’on va recharger ses batteries. J’ai créé Hêtre il y a plusieurs années, alors que je travaillais depuis longtemps sur la branche qui accompagne l’artiste comme support, j’ai fini par créer un spectacle spécialement pour cette branche. Enfant, j’étais beaucoup dans la nature, puis j’ai été sollicitée par énormément de monde. Quand j’ai commencé à travailler avec la branche, je venais de rencontrer mon compagnon, on passait beaucoup de temps ensemble, et puis j’étais dans une vie très pédante. Avec les smartphones en plus, j’ai fini par me sentir oppressée. Je trouve que l’on est très rarement seul, c’est parfois dur d’affronter la solitude et de vivre un moment seul. Je crois que les gens aujourd’hui, les plus jeunes surtout, n’ont pas connu cet endroit de solitude qui est extrêmement important pour se connaître et se connecter à soi-même. Il ne s’agit pas de remplir le vide à tout prix, car il est nécessaire. Il y a un endroit de vide qu’il faut remplir de vie et d’une sorte de lumière, une forme d’ancrage en fait. Et l’ancrage on ne le trouve que quand on a la possibilité d’être seul et de se confronter à cette solitude. Moi, je la trouve quand je suis dans la nature mais aussi quand je fais ma pratique de cirque. Avant je travaillais sur cette branche et je montais à la corde, puis je me mettais dans une bulle, dans une transe qui m’aidait à me reconnecter. En plus j’étais tout en haut, personne ne pouvait m’atteindre. Après, j’adore m’ouvrir et me montrer dans cet état. Avec Hêtre, on peut voir seulement quelqu’un dans sa solitude, mais moi j’invite les gens à l’observer et voir comme je l’aime. Il y a un côté un peu voyeur de la part du public et du coup, on traverse plein d’états de transformation. Les spectateurs peuvent observer quelqu’un dans sa solitude alors que normalement dans le cirque traditionnel, c’est un peu l’opposé. On est censé être ouvert, faire son show.

Comment la simplicité, que vous revendiquez, vous permet-elle de transmettre plus d’émotions au public ? Plus on est simple, plus on est vrai ?

Je ne porte pas d’affirmations, une grande simplicité peut mener à beaucoup de choses vraies, mais parfois dans la complexité, on peut l’être aussi. Moi c’est là, dans la simplicité, que je me sens le plus vraie et et que s’éclaire mon point de vue sur les choses qui m’entourent. Après quelque chose de simple n’est pas forcément simple foncièrement, la simplicité en fait ce n’est pas facile. Il y a des gens comme Peter Brook qui ont beaucoup travaillé là-dessus et qui trouvent leur force dans la simplicité, quand on épure beaucoup, il reste quelque chose qui peut se rapprocher de l’essentiel. C’est une chose que je recherche dans mon travail , à un certain point j’aime bien quand l’image est simple et claire. Après là, par exemple, je travaille sur Brame, avec huit artistes, et cela se complexifie. Mais on peut aussi jouer sur les complexités. Je n’aime pas avoir une règle et me fixer à ça, parce que dans la vie, on fluctue.  À une période de sa vie, on peut aimer le rouge, et puis changer. C’est comme ça que j’envisage chaque spectacle, fluctuant.

Vous mettez en scène des corps proches de matières brutes et végétales, mais qui errent aussi parfois dans des limbes chimériques très éloignés du réel. Comment expliquer ce passage par différents mondes pour aborder la nature humaine ? 

Moi ce que j’aime bien, c’est suggérer quelque chose qui n’est pas vraiment réel. je trouve plus intéressant que le spectateur crée sa réalité avec ce que je lui donne à voir. Il y a toujours plusieurs lectures dans mes spectacles. Quand je travaille sur une corporalité animale, je ne cherche jamais à restituer parfaitement le singe, la girafe, tels qu’ils sont. Je travaille sur des techniques où des animalités ressortent, et je pense que c’est plus fort  quand quelqu’un voit quelque chose et se  dit ‘ ah mais moi j’ai compris ça’. Comme quand on voit un nuage et que l’un va voir un éléphant, l’autre une baleine ou une voiture. C’est ce genre de chimères que je crée. Claude Ponti, par exemple, j’adore ses livres parce qu’il parle à l’inconscient. Je les lis plusieurs fois et je vois des choses différentes à chaque fois. Et même l’auteur dit qu’il découvre le sens de ses ouvrages six mois après leur écriture. Donc dans la façon d’écrire ces chimères, j’ai un fil qui me tient, une vision, souvent ce sont plusieurs fils qui me tiennent, et je réalise que c’est celui auquel je n’avais pas pensé qui prend le dessus. C’est en créant entre abstrait et concret que je peux vraiment faire un voyage à la fois personnel et universel. Ce qui est intéressant, c’est que tout le monde va pouvoir percevoir un instant différent mais les archétypes vont rester universels.

Vous cherchez souvent à dépeindre l’intime sur scène, qu’est-ce que les jardins secrets ont à offrir pour vous ? 

Pour moi, quand on est sur scène, on doit faire des choses que l’on n’ose pas faire dans la vie. Et peut-être que les gens qui viennent voir des spectacles veulent voir et aiment voir ce que l’on ne peut pas faire ou montrer dans un contexte social. C’est beau de montrer du charnel, de la tristesse, de la joie, toutes ces émotions fortes que l’on peut exposer devant tout le monde alors qu’on les vit personnellement.

Au final, comment classer votre art ? Comme de la poésie ? Une ode à la métamorphose ? Un retour à l’essentiel ? Un peu de tout ? 

Je n’aime pas les étiquettes, pour moi c’est un mélange, j’aime être libre et ne pas définir ce que je fais et ce que je crée justement. C’est pour ça aussi que j’inclus assez peu de mots et d’environnement verbal dans mes spectacles, pour rester libre et laisser l’imagination se rendre là où elle veut.

La cinquième édition de la BIAC se tient du 12 janvier au 12 février 2023 de Marseille à Briançon, en passant par Nice, Fréjus, Draguignan, Grasse, Aix-en-Provence et bien d’autres villes, avec une programmation diversifiée où l’on retrouve de la magie, de la voltige mais aussi des spectacles de clowns, ou encore de la danse et du jonglage. Créée en 2015, la BIAC a pour objectif de montrer la pluralité des arts du cirque actuel.  Ainsi, ce sont cette année plus de 70 spectacles à découvrir. Entre prouesse technique et  spectacle vivant, les artistes et collectifs internationaux, avec une place toute particulière réservée aux compagnies suisses, offrent un panorama riche en surprises.

Billetteries et programme : https://www.biennale-cirque.com/fr/ 

Crédits photos Photo principale © Violette Franchi. 1 © Jérémy Paulin 2 © Moïse Fournier 3 © Tom Prôneur 4 © Gaël Delaite