Société

Si vous cherchez la vérité, elle est perchée sur les hauteurs du Lac Majeur, pas si loin de chez vous

Sur une colline du côté d’Ascona, en Suisse italophone, on pourfend le capitalisme, on se nourrit de fruits et légumes de saison, on privilégie les médecines douces, on pratique le yoga, la danse, la musique, on porte (quand on s’habille) des vêtements en lin et coton organique, on prône l’émancipation des femmes et le matriarcat, le mariage de conscience, les pédagogies alternatives et le partage, en harmonie avec la nature. On y court ? Compliqué : nous sommes en 1900 et, bien qu’elle ait inspiré le mouvement hippie, l’utopie du Monte Verità a depuis fait long feu. Sa mémoire pourtant n’a jamais été aussi vivace. Serait-il temps de la faire revivre ?

On rejoint une belle colline boisée avec vue sur le Lac Majeur au terme d’une petite route tranquille qui conduit à un hôtel moderniste, quelques bâtisses et équipements extérieurs, dont certains d’apparence bien étrange, disséminés en pleine nature. Un lieu paisible à l’atmosphère encore très pure d’où se dégagent tout à la fois une poésie pastorale et la sensation d’une énergie vitale. Celle-là même à laquelle vinrent puiser les fondateurs de la communauté du Monte Verità.

Aux origines d’un mythe

La seconde moitié du XIXᵉ siècle voit l’Europe en proie à une crise existentielle, face au développement vertigineux de l’industrie et des échanges commerciaux. Rien d’étonnant à ce que l’on situe souvent à cette période les origines de l’anthropocène, ou plus précisément, du capitalocène.

En France, Charles Fourier, philosophe, économiste et humaniste, dénonce la société de son temps et milite pour un nouveau projet social, visant une revalorisation de la notion de travail, un nouveau rapport à la nature et singulièrement la nature humaine, par l’épanouissement de l’individu et l’exaltation de ses passions.

En Allemagne, où le nouvel empire industrialise la nation à marche forcée, apparaissent des mouvements de protestation face à l’extrême dureté de ce processus et la prééminence de la finance. Parmi eux, le Wandervogel (littéralement oiseau migrateur), incarné par un groupe d’étudiants idéalistes et romantiques, cherche à s’affranchir d’un monde désincarné comme du carcan d’une société d’adultes jugée trop rigide, recherchant liberté et jouissance de l’instant présent dans une forme d’errance. Autre mouvement aux effets durables, le lebensreform (réforme de la vie), émerge en Allemagne et en Suisse à la fin du XIXᵉ. Critique de l’urbanisation, de l’industrialisation, retour à la nature, il fut si influent qu’on l’envisage comme l’une des références essentielles du mouvement hippie aux États-Unis. Théâtre d’intenses reconfigurations politiques et économiques, cette période voit également émerger les premiers théoriciens de l’anarchisme, dont Proudhon en France ou Bakounine en Russie, qui réfutent la verticalité d’un pouvoir central et défendent un modèle d’organisation fondé sur la liberté individuelle. Ces luttes se font au péril de la vie des intéressés et c’est un Bakounine épuisé qui vient se mettre au vert sur les hauteurs d’Ascona, déjà réputées pour leur environnement unique. Il y attire de nombreuses figures de l’anarchisme et rédigera là son principal ouvrage, Étatisme et anarchie, quelques mois à peine après un autre géant de l’époque, Friedrich Nietzche, qui met à profit son séjour à Ascona pour parachever l’écriture de La naissance de la tragédie.

De villégiature bucolique entre Suisse, Italie et France, en ces années 1870, la colline tessinoise devient destination de choix pour idéalistes en exil, proto-clochards célestes et drôles d’oiseaux venus de l’Europe entière. Il faudra pourtant attendre une trentaine d’années avant qu’elle ne connaisse le développement qui nous intéresse.

Le mont de la vérité

Fils d’un riche industriel anversois, Henri Oedenkoven a 25 ans lorsqu’il décide de tourner radicalement le dos à un avenir fortuné pour aller changer le monde à Ascona, avec sa compagne Ida Hoffmann, pianiste, intellectuelle et féministe, qu’il rencontre lors d’un séjour dans un sanatorium austro-hongrois. Partageant leur attirance pour cette colline déjà magique à laquelle la légende prête une beauté, un climat, voire un magnétisme hors du commun, Karl Gräser, un ex-officier de l’armée impériale, qui a quitté l’uniforme allemand pour fonder le groupe pacifiste Ohne Zwang, (Sans contrainte) et son jeune frère, Gusto Gräser, un peintre illuminé dont la stature quasi-christique fascine et inspirera dit-on le roman Demian à Herman Hesse, les rejoignent. Complètent l’équipage Jenny, sœur d’Ida, Lotte Hattemer, une jeune anarchiste, elle aussi en rupture avec un père fortuné, et un certain Ferdinand Brune, dont on ne sait à peu près rien.

Pour une somme modique (on parle de 150 000 francs de l’époque), l’hétéroclite aréopage jette son dévolu sur un hectare et demi de collines à 332 mètres au-dessus du Lac Majeur. Le lieu s’avère idoine pour qu’infusent pêle-mêle les principes stimulants des Wandervogel et autres naturmensch, prosélytes de la lebensreform, les réminiscences romantiques de la naturphilosophie, exaltée par les poètes et philosophes allemands tels que Gœthe, Novalis, Schelling ou Hegel, pensées et lectures que complètent les œuvres de Rousseau ou le retour à la nature d’Adolf Just (future bible du mouvement hippie), Walden ou la vie dans les bois de Henry David Thoreau ou Feuilles d’herbes de Walt Whitman (écho prémonitoire à un certain cercle de poètes pas encore disparus).

Le groupe s’emploie à établir les principes d’un nouveau monde édénique, en prise directe avec la nature et fondé en premier lieu sur le rejet de toute forme de possession. Si la pratique agricole s’avère particulièrement ardue – les terres étant peu propices à la culture (ce qui précipitera quelques années plus tard la chute de l’expérience utopique) –, la pratique des arts et de la culture physique est florissante. Parmi elles, la danse symbolise l’accomplissement ultime de ce modèle de vie rêvé, véritable retour aux sources à même d’offrir la plus parfaite osmose du corps et de l’esprit, de l’être humain et de la nature. Derrière la figure de Gusto Gräser, artiste gourou dont l’intransigeance le conduit assez vite à s’isoler définitivement dans une grotte à peu de distance de là, une autre figure artistique émerge de cette communauté, qui la marquera de son empreinte singulière, Rudolph Laban. La Première Guerre Mondiale ayant éclaté, le danseur, chorégraphe et théoricien hongrois, formé aux Beaux-Arts de Paris, trouve refuge à Ascona. Entre temps, le Monte Verità a évolué en une destination – certes toujours utopique – pour cures de santé, consécutivement au départ pour le Brésil des pionniers Henri Oedenkoven et Ida Hoffmann et la – parfois tragique – débandade des membres fondateurs. Qu’importe, le tropisme artistique reste puissant et autour de Rudolph Laban vont se croiser les figures historiques de la danse que sont Isadora Duncan, Suzanne Perrottet ou Mary Wigman, mais aussi Sophie Täuber ou encore Émile Jaques-Dalcroze, créateur de la fameuse méthode rythmique, dont le chemin passe, lui aussi, par le Monte Verità. De cette émulation créatrice séminale naitront des principes qui poseront les bases de l’art chorégraphique moderne (revoir à ce titre la très belle exposition Danser sa vie que le Centre Pompidou a consacré au sujet) et qui fleuriront quelques décennies plus tard aux États-Unis, portés par l’avant-garde artistique.

La postérité d’une utopie

En 1927, si la magie du lieu reste intacte, son modèle économique et social est rattrapé par la réalité d’un monde qui, lentement, recycle ses idéaux les plus purs jusqu’à les voir, au cours des années 30, servir de terreau aux théories national-socialistes les plus pernicieuses. Conscient du potentiel du lieu, le Baron Eduard von der Heydt, banquier de Guillaume II et collectionneur d’art, en fait l’acquisition et commande à l’architecte Fahrenkamp, émule du Bauhaus, un hôtel de style moderniste que l’on peut découvrir encore aujourd’hui. Parmi les autres constructions étonnantes à avoir traversé le temps au Monte Verità, la maison communautaire de bardeaux, la Casa Anatta (maison de l’âme), une surprenante maison de thé japonaise au cœur de son jardin de thé et des agrès en forme de sculptures ésotériques, destinés à la pratique sportive. Pourtant, le leg de cette communauté utopique ne se limite pas aux quelques hectares arborés de la colline tessinoise. Si la tentative des fondateurs Henri Oedenkoven et Ida Hoffmann de recréer à Sao Paulo ce que l’on qualifierait aujourd’hui de spin off (et qui inspira peut-être à Sergio Mendes cette ineffable reprise de Lennon-McCartney), la suite des événements se situe en Amérique du Nord où quelque wandervogel transatlantique semble avoir colporté les idéaux naturalistes du Monte Verità avec un certain succès. Témoin, ce morceau interprété par Nat King Cole, nature boy, monument du répertoire populaire états-unien, repris par des artistes aussi divers et inattendus que Miles DavisArt PepperAbbey LincolnJames BrownSun RaAlex Chilton et même Leonard Nimoy, et dont le nature boy en question serait, d’après la légende, le patient zéro. Largement abreuvé de littérature néo-romantique, épousant l’utopie communautaire, militant pour l’amour, la paix et le retour à une vie plus naturelle, allant jusqu’à adopter le dress code des pionniers d’Ascona, vêtements amples, sandales et pied nus, le mouvement hippie popularisera – jusqu’à la caricature – les principe du Monte Verità, sans jamais toutefois que son souvenir n’apparaisse en pleine lumière.

Malgré les efforts du génial Harald Szeemann, à qui l’on doit quelques-unes des plus brillantes expositions d’art de la fin du XXᵉ siècle et qui veilla à ce qu’une exposition permanente soit consacrée au Monte Verità, à la Casa Anatta, baptisée les Mamelles de la Vérité, il faudra attendre les années 2000 pour que son héritage ne parvienne réellement à toucher le public le plus large. Outre l’exposition du Centre Pompidou précitée, le film Monte Verità tourné sur les lieux et présenté il y a quelques mois au festival de Locarno, distant de quelques kilomètres d’Ascona, ainsi qu’une exposition au Museo del Novecento à Florence visible jusqu’au 10 avril 2022, intitulée Back to nature constituent les deux symptômes les plus récents d’un retour, si ce n’est en grâce, du moins au cœur même de nos préoccupations post-pandémiques et consuméristes d’aujourd’hui.

Ce Back to nature (dont le groupe anglais Magazine fit l’un de ses titres les plus emblématiques dans les années 80) est une incitation plus urgente que jamais. Urgence qui réclame sans doute des décisions radicales, comme le retour, pourquoi pas, à un état sauvage, pas si éloigné des théories de Charles Fourier, contempteur de la civilisation et inspirateur évident de l’utopie Monte Verità. Éthique, solidaire, créatif, ce retour à l’état sauvage rétablit l’équilibre vital entre passion et raison, rêve et rationalité, amour de l’autre et de soi. Bref, que cette nouvelle année 2022 soit sauvage et légère. Puisse-t-elle poser les bases d’un nouveau mo(n)de de vie à reconstruire, pourquoi pas, en Méditerranée. Bonne année.

Pour faire une escapade sur le Monte Verità
ascona-locarno.com

Légende Frédéric Boissonnas, Les quatre danseuses (Dora Brooke, Jeanne de Salzmann, Suzanne Perrottet, Annie Beck), élèves d’Emile Jaques-Dalcroze, Monte Verità (1909). Bibliothèque de Genève.