Visionnaire audacieux et précurseur du concept-store, Elio Fiorucci a su capturer l’essence de son époque en insufflant une légèreté flamboyante à la mode des années 70. De Milan à New York, ses boutiques se transforment en temples de la pop culture, fréquentés par les icônes de la nuit et les amateurs de disco. Une exposition à la Triennale de Milan célèbre son héritage jusqu’au 16 mars 2025.
Nous sommes à l’orée des années 70. Le tout New York scrute avec gourmandise (ou anxiété) les bonnes pages de l’influent magazine Interview conçu par Andy Warhol et dirigé par son collaborateur Bob Colacello. Un peu moins vachard que les chroniques de Truman Capote mais infiniment plus spirituel et flamboyant que l’influence made in 2024. Auto-proclamé “boule de cristal de la pop culture”, le magazine ausculte l’air du temps, non depuis le vase clos de la Factory mais du haut d’une étonnante boutique de mode située sur la 59e rue qui lui sert de bureau-observatoire. Ce n’est d’ailleurs pas là la seule singularité du lieu. L’espace est pour bonne part le fruit du génial Ettore Sottsass que le maître des lieux, le milanais Elio Fiorucci, a emporté dans ses valises pour conquérir le public étatsunien. Pour juger de son succès, il suffit de rappeler que cette boutique Fiorucci fut rapidement surnommée le Studio 54 de jour, une manière d’attester que sa clientèle est d’abord constituée de VIP noctambules, de Liz Taylor à Marc Jacobs en passant par Cher ou Jackie O, suivis par toute la faune des amateurs de disco, rameutés par le DJ résident. Et qu’elle lui confère le statut culte de lieu incontournable. Où l’on découvre, entre un mural de Keith Haring et les corners de designers pointus, une sélection de vêtements signés Fiorucci au cœur d’une extravagante sélection d’objets et d’images pop, dans une mise en scène flamboyante et une ambiance trépidante. Séduit par la personnalité et les goûts d’Elio Fiorucci, Andy Warhol se pâme : “c’est tout ce que j’ai toujours voulu, tout est plastique.”
Tout ce qu’a toujours voulu Elio Fiorucci, lui, c’est être marchand, comme en témoigne sa rédaction manuscrite de 5e, scrupuleusement conservée par l’école de sa ville natale de Piona, tout près du lac de Côme. Plus qu’un métier, une véritable vocation que le jeune Elio envisage comme un jeu. Tracée à l’encre bleue sur la page quadrillée, elle ne connaîtra aucune inflexion tout au long de l’étonnante carrière de ce visionnaire de mode. Très tôt employé dans l’entreprise de chaussures paternelle, il imagine un modèle de sur-chaussure qui se vend bien et constitue son premier pécule. Un sésame pour le monde qui le conduit dans le Swinging London des Sixties où la vitalité créative et l’éclectisme des shops qui mixent à la sauce hippie les couleurs pop et les influences ethniques le marqueront durablement. De retour à Milan, il ouvre sa première boutique en 1967. Ambitieux et intuitif, il en confie l’aménagement à l’artiste et designer Amalia da Ponte qui deviendra célèbre quelques années plus tard en remportant le prix de sculpture à la Biennale de São Paulo. Fiorucci multipliera ainsi les collaborations avec les plus grands créateurs de son temps, tels les architectes et designers Alessandro Mendini, Andrea Branzi, Italo Lupi, les artistes Keith Haring, Jean-Michel Basquiat ou Andy Warhol et jusqu’à Jean-Paul Gaultier ou Madonna, qui sera l’égérie de la marque et fêtera les 15 ans du label en jaillissant du gâteau d’anniversaire sur le dancefloor du Studio 54.
Pour rester en phase avec son temps et animer ses boutiques comme d’authentiques “parcs d’attraction de la nouveauté”, selon les mots mêmes de ce précurseur absolu du concept-store, Elio s’entoure d’un crew international de jeunes têtes chercheuses qui débusquent les tendances. Mais ses propres voyages fournissent toujours à son œil averti matière à invention. C’est ainsi qu’en 1973, inspiré par le lifestyle estival et décontracté d’Ibiza où les femmes se jettent volontiers à l’eau en pantalon, il dessine un jean qui épouse les contours du corps, comme s’il avait été peint à même la peau. Il vient alors de faire entrer le jean, jusqu’alors cantonné à une imagerie utilitaire, dans une nouvelle ère de mode et de s’assurer un succès phénoménal. En 1976, sa seconde boutique milanaise accueille un restaurant ouvert jusqu’à 2h du matin – du jamais vu – ainsi que des espaces dédiés à des performances. Derrière le logo délibérément kitsch de la marque, deux angelots parés de lunettes noires, les images manifestes d’une époque, concentrés de pop culture que les teenagers fans de la marque collectionnaient comme des icônes pieuses, Elio Fiorucci et son équipe étudiaient Adorno ou Roland Barthes. C’est l’une des nombreuses découvertes que réserve l’exposition de la Triennale Milan consacrée à ce créateur. Un autodidacte de génie, fidèle à son rêve d’enfant, qui a su comme personne, forçant l’admiration d’un Giorgio Armani, incarner l’air du temps, intelligent et léger, joyeux et fédérateur. Exposition à voir jusqu’au 16 mars 2025 à la Triennale de Milan.