Mode

Napperon, de la coupe de fruits de mamie à la culotte no gender

Basque d’adoption, Julie Debove a imaginé une singulière ligne de sous-vêtements baptisée Napperon, réalisée à partir de napperons surcyclés, affirmant par la même occasion sa conception d’un monde plus inclusif et libéré. Elle revient sur ses inspirations mais aussi son rapport au corps, en insufflant dans le monde de la lingerie un air résolument décomplexé qui encourage l’acceptation de soi.

Tu viens du Nord, mais tu as créé Napperon au Pays Basque, comment t’es-tu retrouvée là ? Le Sud t’inspire ?

Je suis originaire du Pas-de-Calais, et j’ai fait mes études à Lille, c’est d’ailleurs là que mes premières réflexions concernant Napperon sont nées. C’est là aussi que j’ai rencontré mon copain, qui est basque. On a eu envie de bouger un peu tous les deux et l’idée c’était donc d’emménager au Pays Basque. Je commençais à réfléchir à mon projet à l’époque mais comme j’avais encore un travail à temps plein, je me suis dit que le déménagement serait l’occasion de lancer officiellement Napperon, en travaillant avec des couturières sur place. C’était important, parce que je voulais tout ancrer localement. J’adore vraiment la région, je m’y sens comme à la maison. Ça fait bientôt deux ans que je suis là et ça m’inspire énormément. La plupart des napperons que j’ai récupérés viennent du Nord pour l’instant parce que j’ai trouvé une grosse partie en recyclerie dans le Pas-de-Calais avant de partir mais, de plus en plus, je reçois des dons de particuliers, ou bien je chope dans des recycleries ici, et du coup j’aime cette idée de récupérer des trésors basques, qui ont leur histoire.

De la lingerie à partir de napperons, c’est un choix esthétique plutôt incongru. D’où t’es venue l’idée ? 

Au tout début, j’ai voulu apprendre à faire ma propre lingerie pour mon plaisir perso. Dans cette réflexion là, c’était important pour moi de réutiliser des matières déjà existantes. Les napperons sont venus très naturellement. J’en ai toujours eu autour de moi, chez mes parents, et j’adore les vieux objets, les vieilles histoires, les vieux meubles. Je pense qu’inconsciemment ils ont toujours été présents. Quand j’ai eu cette idée, j’ai pensé d’un coup « mais c’est une idée de dingue ». Les napperons sont de très jolies pièces, très travaillées, il y a de la dentelle, de la broderie, tous ces détails qui me faisaient penser à la lingerie. Je me suis dis que ça devait faire quelque chose d’incroyable, avec tous ces détails minutieux. J’ai fait le test moi-même. J’avais acheté des napperons chez Emmaüs et des rideaux que j’ai commencé à couper, sachant que je n’avais jamais fait de couture avant. Je te laisse imaginer le chantier (rires). En gros j’ai coupé dans un napperon, en me basant sur une culotte à moi pour avoir une espèce de patronage et j’ai assemblé en suivant un tuto. Là, je me suis dit deux choses. La première : ok, je tiens un truc trop joli, j’adore. La deuxième chose : j’ai compris que j’étais très mauvaise couturière et qu’il allait falloir que je trouve les bonnes couturières.

Tu crées des sous-vêtements du 34 au 46, tous genres et tous âges confondus et tu inclus dans la chaîne de production des personnes travaillant dans un ESAT. L’inclusion est-elle une priorité pour toi ? Si oui, comment l’envisages-tu et que veut-elle dire à tes yeux ? 

Pour moi, ce ne devrait pas être un sujet, ça devrait être la normalité de fonctionner comme ça. Quand j’ai commencé à travailler sur le projet, c’était évident pour moi qu’il fallait travailler avec tous les corps, tous les âges, peu importe, parce que tout le monde porte de la lingerie, on en a tous besoin. Un truc important aussi, je ne me retrouvais pas dans les codes de la lingerie actuelle, qu’on voit partout sur les réseaux ou ailleurs, ça ne me parlait pas. Donc j’avais envie d’amener une approche un peu plus légère. L’inclusivité, c’est un facteur qui devrait être présent partout. Ça devrait être comme ça pour tout le monde sans devoir se poser la question.

L’un des aspects les plus rafraîchissants sur ton site, ce sont tes mannequins hommes portant des kimonos en dentelle ou des culottes en voile. C’est une volonté de faire évoluer la perception de la lingerie comme quelque chose de plus transgressif en retournant le male gaze omniprésent dans le domaine ?

Je vais te donner une anecdote pour cette histoire de culotte mixte. Quand j’ai fait les premiers prototypes, je n’avais que des produits dits “féminins”, et j’avais prévu de ne shooter qu’avec des femmes, plus par manque de temps et parce qu’il fallait commencer. Mais je savais que je voulais faire autre chose, sans encore savoir quoi. Donc, sur ce premier shooting, on était une petite dizaine, les mannequins, la photographe, mon directeur artistique et mon copain qui était là aussi pour aider à l’organisation. À un moment donné, j’ai dit à mon copain, bon je vais te dire son prénom, Malo, comme ça ce sera plus facile (rires), «  tu veux pas mettre la culotte, on essaye, on voit ce que ça donne sur les photos ». On avait des culottes en stock. Il est revenu avec un modèle qui était fait pour une femme, et c’était dingue, ça lui allait super bien. J’ai juste pensé « mais en fait, c’est ça qu’il faut que je fasse », une culotte mixte. Parce qu’homme ou femme, on en a rien à faire. J’ai trouvé ça tellement joli qu’on a fait ces premières photos où les mecs portent des culottes, ensuite, on a lancé un processus de réflexion, parce que, pour des raisons techniques (!), il faut plus de place à l’entrejambe. Donc on a adapté les patronages. Si t’as besoin de plus de place, on te donne plus de place. Et s’il y a pas besoin, tu prends la classique. Voilà. J’aime bien l’idée de pas se prendre la tête, si on a envie de se sentir sexy, pas besoin d’être une femme pour ça. En plus je trouve le résultat hyper naturel. Je me suis même demandé pourquoi ça n’existait pas déjà.

Est-ce une revanche face aux grandes marques de lingerie de mettre en avant des corps, des âges, des genres différents ? 

J’avoue que ça me fait plaisir, parce que, quand je regarde les photos de Napperon, je m’y retrouve. Et je sais que j’ai beaucoup de bons retours, sur les images comme sur les modèles. Tous les jours, on me dit merci de montrer tous les corps et que de plus en plus de marques le font, donc c’est trop chouette, ça va dans le bon sens. Après, est-ce que les intentions sont toujours bonnes ? Je ne sais pas, je pense qu’il y a beaucoup de marketing derrière, mais c’est quand même chouette de voir que les choses bougent.

Parmi ta clientèle, que ce soit des hommes ou des personnes âgées, les gens se sentent-ils mieux représentés et osent-ils plus ? 

C’est fou, quand je fais des évènements, comme des pop-up, je montre des albums photos pour présenter l’univers de la marque et au premier abord, quand les hommes voient de la lingerie, ils ne s’arrêtent pas; ils se disent « ça me concerne pas ». Il y a tellement de gens, en effet les femmes plus âgées, qui pensent « c’est pas pour moi ». C’est terrible, évidemment que c’est pour elles aussi. Je me verrais pas leur dire « ben non, allez vous-en ». C’est comme pour les femmes qui ont de très grosses poitrines, elles aussi me disent « c’est pas pour moi ». Et là encore je dis « mais si ! », c’est d’autant plus adapté aux grosses poitrines, que les napperons ne sont pas extensibles, donc ils maintiennent naturellement les seins. Pour l’instant, on va jusqu’au 100 E mais j’aimerais encore grappiller quelques tailles. Avec un 100 E sans coque, sans armature ni baleine, et un maintien confortable, j’arrive au final à les convaincre de tester. J’ai des clientes trop contentes, et ça me rend tellement heureuse parce que je sais la galère que c’est pour trouver une lingerie où elles sont à l’aise, qui est belle et qui ne coûte pas 200 balles. 

J’allais parler du confort. C’est un constat évident, parfois la lingerie sacrifie le confort à l’esthétique. Mais pas toi, tous tes ensembles sont faits pour privilégier le confort. Était-ce l’un de tes critères essentiels ? Quel processus de réflexion as-tu suivi pour parvenir à équilibrer ces deux aspects ?

D’office, je ne voulais pas de baleine, pas d’armature et pas de coque. Je trouve ça inconfortable au possible. En plus, c’est de la création de matières qui engendrent des déchets supplémentaires. J’ai expérimenté, et au fur et à mesure des tests, parce qu’au début même si je savais que je voulais créer pour tout le monde je ne savais pas ce que ça donnerait, on est arrivé à deux modèles de soutiens-gorge, le modèle léger et le maintien. Le maintien pour quelqu’un qui va faire un 100 E – même si on peut avoir des petits seins et choisir le maintien –, c’est le modèle parfait parce que ça va naturellement permettre à la poitrine d’être bien posée dans son petit napperon. Être à l’aise c’est l’essentiel.

Tes photos sont sans retouches, loin de l’imagerie traditionnelle de la lingerie classique, et le corps est dans les contextes les plus inattendus, dans une salle de sport, sortant des courses d’une voiture, bricolant… Pour toi, on a besoin de ce retour au réel pour se réapproprier notre corps ?

C’est hyper important, sinon on passe son temps à se comparer à des images qui ne sont pas la réalité. Il y a des positions qu’on ne tient jamais dans la vraie vie. Si pour se plaire en lingerie, on doit se tordre le dos, c’est con. Quand on a fait le premier shooting, ce que je voulais, au-delà du résultat final, c’est que les gens soient à l’aise et passent un bon moment. On était avec des personnes qui allaient passer le week-end en sous-vêtements, et il y a un truc, justement avec l’image de la lingerie qu’on a aujourd’hui, un peu gênant, sexy, où il faut faire attention, je voulais pas de ça. Un truc marrant, je pensais que les gens entre chaque prise remettraient un pull pour se couvrir, mais pas du tout. Sur les deux shootings Napperon, presque tout le monde était en culotte et en soutien-gorge tout le long, à courir partout, à l’aise, peu importe l’âge et le corps. J’ai trouvé ça fou et j’ai l’impression que ça se ressent sur les photos. Sur le deuxième shooting dans la salle de gymnastique, j’avais l’impression d’être une animatrice de colo. Tout le monde passait son temps à courir dans la salle, à sauter sur les trampolines, comme des enfants. Ce sont mes moments préférés parce que ce sont vraiment des moments humains. 

Comment chines-tu tes matières premières ? Plus c’est kitsch, plus ça te plaît ? 

Au début quand je chinais, c’était au coup de cœur, j’en prenais de grandes quantités quand même pour avoir un stock. Ça a commencé par quelques petits napperons, puis une caisse, deux caisses, trois caisses. Les matières, je les choisis surtout au toucher. Si les napperons sont trop rêches et trop vieux, ou que les voilages, que j’utilise aussi, sont trop cuits à cause du soleil et se craquent je ne peux pas les utiliser. Aujourd’hui, plus qu’une ou deux caisses, j’ai un bureau complet de sacs de napperons, genre 300 kg, que j’ai achetés et que je n’ai pas encore pu déballer. Je reçois aussi des dons de gens qui en récupèrent chez eux ou chez leur grand-mère et plutôt que de les jeter, ils me les envoient. Ça a une valeur tellement forte, comme des trésors de famille. C’est trop mignon quand les gens pensent à moi.

En plus d’être une démarche écoresponsable qui s’inscrit dans cette volonté de remettre au goût du jour des choses intimes, l’upcycling ajoute-il un supplément d’âme à tes créations ? Est-il une sorte de détournement artistique d’une démarche que l’on pense seulement bonne pour la planète, mais qui peut en fait produire de la beauté ? 

Complètement, ça raconte plein de choses et c’est ça aussi que j’adore. Ces napperons ont vécu une autre vie avant, chez quelqu’un. Ils n’avaient qu’une fonction, sur la commode de la salle à manger, sous la coupelle de fruits. Souvent ils avaient une place précise dans la maison. Aujourd’hui, on n’en veut plus chez nous, les gens les jettent, les brûlent parfois. Pour moi, ils sont beaucoup trop beaux pour finir comme ça. Maintenant, ils racontent une autre histoire. 

Certaines marques se cachent derrière l’upcycling pour se dédouaner. Pour toi, c’est une volonté, voire une conviction de créer uniquement à partir de choses qui existent déjà ? 

Dès le départ, quand j’ai voulu créer une culotte pour moi, je ne voulais pas utiliser de matières nouvelles. Je trouve qu’il y a déjà bien assez de trucs que l’on a créés sur la planète pour pouvoir les réutiliser. Des fois, on me dit « comment tu vas faire si tu n’as plus assez de napperons pour continuer ? ». Je réponds que le jour où j’aurais utilisé tous les napperons de la Terre, déjà ça sera formidable parce que j’aurais revalorisé des matières existantes en leurs donnant une nouvelle vie, et je pourrais utiliser quelque chose d’autre, on a le choix avec tout ce qu’on a produit je pense. Même chose pour les bretelles, élastiques ou agrafes, je les achète made in France ou Europe, ou alors je récupère des fins de stocks. Encore une fois, il y a plein de ressources qui dorment dans des entrepôts. J’en ai par exemple récupéré beaucoup à Calais, et quand je trouve des supers bretelles par exemple, je prends tout ce que je peux. Un jour, il n’y en aura plus et je devrais trouver autre chose. Je suis souvent face au changement mais ça fait partie de la démarche, ça stimule mon esprit pour de nouvelles idées. 

Justement, je me demandais si tu pourrais détourner d’autres matériaux pour tes futures collections ?

Pour l’instant, j’utilise seulement des napperons, nappes brodées et voilages, ce sont mes trois principales matières. Je n’ai pas encore envie d’aller en tester d’autres, mais j’ai prévu de faire de nouveaux produits autour de mon concept. Après, on pourra se rappeler dans quelques années et j’aurais peut-être changé d’avis (rires). En tout cas, je pense que des bodys seraient très beaux, mais on ne s’est pas encore penché sur les prototypes. Comme ça doit être près du corps, peut-être qu’ils seront en crochet, parce que c’est plus malléable. En avant-première, je peux te dire aussi que j’aimerais faire autre chose que de la lingerie. Comme des hauts, des bas, une ligne de vêtements. J’ai des idées plein la tête. On verra la suite ! 

napperon.fr

Légendes 1. Des collections de lingerie atypiques, sorties des placards et des tables basses de famille. 2. Portrait de Julie Debove, la créatrice de Napperon. 3. Avouez que ça va absolument à tout le monde.