Après le Bataclan et la Promenade des Anglais, le nom des victimes a été publié et invoqué avec une juste émotion, pour qu’on ne les oublie jamais. Mais d’autres noms, pas si loin de nous, résonnent à nos oreilles, qui méritent qu’on les écrive pour se souvenir qu’ils sont humains. Le sommes-nous ?
Marie Rajablat est une volontaire de la première heure chez SOS Méditerranée et membre de son conseil d’administration. Infirmière psychiatrique de métier, très active dans l’humanitaire, elle anime des groupes de recherche et d’écriture clinique et a signé plusieurs ouvrages. Dont un témoignage, poignant de sobriété face à l’horreur qui s’intitule «Les naufragés de l’enfer» et documente son expérience à bord lors des premières interventions de l’Aquarius, fin 2016.
Premier constat, les choses n’ont pas changé depuis. Les mêmes causes – guerre, menaces de mort, pauvreté, dictatures – poussent les mêmes candidats à l’exil – orphelins, pères en quête de subsistance pour leur famille, femmes aspirant à une vie en sécurité, à une vie tout court. Victimes d’une situation intenable et sans retour dans leur pays, victimes des terribles Asma Boys, qui sévissent en Libye, kidnappent, violent, détroussent et revendent ceux qu’ils n’ont pas assassinés. Victimes d’odieux passeurs sans scrupules. Victimes enfin – s’ils ont eu la chance de survivre aux eaux parfois tumultueuses de la Méditerranée, eux qui ne savent pour la plupart pas nager – de l’indifférence européenne que les populistes ultra conservateurs de tous bords entreprennent d’ériger en grande cause nationale.
Second constat, les chiffres et statistiques, les polémiques entre pays à mauvaise conscience et les procès d’intention récurrents – les ONG constitueraient un appel d’air pour les migrants ce qui est évidemment archi-faux si l’on considère que l’afflux se poursuit même lorsque les ONG ne sont plus sur zone – peinent à masquer l’absolue urgence sanitaire : il faut sauver des vies humaines. C’est la loi maritime, celle aussi que dicte la conscience des hommes. Ces vies en provenance d’Afrique sont-elles moins humaines ? Cherche-t-on à les discréditer en leur prêtant d’hypothétiques velléités au djihad ou en les affublant d’un néologisme technocratique – les migrants ? – qui les désincarne pour mieux les classer au rang de big data géo-politique ? Ces naufragés appartiennent à notre famille. Pourtant, comme le décrit Marie Rajablat, ils sont les premiers à l’avoir oublié, tant est inhumain le calvaire que tous ont traversé pour remettre leur dernier espoir sur une fine membrane de caoutchouc bien submersible. “Nous sommes une parenthèse dans la vie de ces personnes. Des gens abîmés, fracturés, physiquement et psychologiquement. On prend soin d’eux, on les ramène dans le registre de l’humain, eux qui étaient moins que des chiens, certains depuis des années.”
Quand Marie ou l’un des volontaires humanitaires accueille un rescapé à bord, il n’y a que deux alternatives. S’il s’agit d’une rotation complète, du point de sauvetage au port d’accueil, qui dure en moyenne 36 heures sauf cas exceptionnel comme l’épisode récent de la traversée pour Valence, la relation peut s’établir, sous réserve que le bateau ne soit pas surchargé comme cela fut le cas à plusieurs reprises – jusqu’à 700 personnes et plus pour un personnel à bord, équipage, Médecins Sans Frontières et volontaires de SOS Méditerranée d’à peine 30 personnes. Un tête à tête, d’une charge émotionnelle tout juste supportable, durant lequel la ou le naufragé.e, peu à peu rasséréné.e pourra soulager son âme d’un récit brûlant et ainsi évacuer une partie de l’horreur intérieure. “Ils se vident littéralement” témoigne Marie, “souvent d’un trait, avec une froide lucidité.” Pour la première fois depuis longtemps, leur prénom sera prononcé avec douceur et considération. Pour la première fois, les gestes envers eux viendront apaiser et non blesser. Ce huis clos requiert infiniment de ressources de la part des humanitaires pour lesquels une cellule de soutien psychologique et moral a été spécialement mise en place. Dans le cas d’un transbordement d’un navire à l’autre, le laps de temps passé à bord n’autorise pas ce travail de mise en confiance et de respect mutuel. La prise en charge se concentre sur les soins d’urgence et reste à distance d’une approche psychologique. “Mieux vaut ne rien dire que de les laisser commencer leur histoire et les voir repartir en vrac.” Des histoires que Marie a entendues, elle n’en a oublié aucune. Chaque visage porte un prénom et le récit bouleversant d’une odyssée que l’on imagine mal possible en 2018. Et pourtant. “Je me souviens…”
Mambie a 19 ans*. Il a appris l’art de la maroquinerie dans sa Gambie natale. Il sait qu’il mérite mieux que le cuir de piètre qualité disponible localement. Il décide, comme un authentique compagnon, de partir faire le Tour de l’Afrique et parfaire son métier. Sa belle ambition se brisera sur les geôles d’Agadès, ville classée au patrimoine mondial de l’Unesco et devenue le symbole des exactions commises quotidiennement et impunément en Libye.
David a 42 ans*. Ce nigérian cultivé et d’une belle stature, malgré les sévices infligés, est professeur d’anglais. Invité à enseigner dans un institut renommé de Tripoli, il est enlevé dans la rue, en plein jour. La suite ressemble à toutes les autres. Séquestré, battu, il s’évadera, paiera des rançons, s’enfuira tout droit vers un nouveau cauchemar bleu, de Charybde en Scylla.
Osei a 31 ans*. Agriculteur au Ghana, il pratique la culture ancestrale sur brûlis. Un jour, le feu échappe à sa vigilance et détruit le champ de son voisin qui lui intente un procès. Condamné à payer 600 euros, somme dérisoire mais pour lui considérable, il décide de chercher fortune pour payer ses dettes en Libye où l’on dit que le travail est bien payé…
Yasmine* est une petite jeune fille de 16 ans, de la grande ethnie des Dioulas, en Côte d’Ivoire. Notable du village, son père est un jour assassiné par les “rebelles”, membres d’une ethnie ennemie. Alors, la fuite pour la survie s’impose. Traversée sans encombre du Mali, du Niger. “Après ça, ça a été terrible.”
Zeineb a 19 ans*. Cette jeune malienne, mariée de force, décide de prendre sa vie en main et fuyant son vieux mari, fait le voyage, accompagnée de sa meilleure amie. Un espoir qui se transformera en tragédie quand son bateau de fortune se retournera, engloutissant 90 âmes et ne laissant que 24 survivants et un traumatisme indélébile. “Plus jamais, elle ne regardera la mer. Pas regarder l’eau.”
Les récits et les portraits se succèdent dans la mémoire de Marie. Soulignant parfois l’absurdité des choses – plus de 40% de ces candidats à l’exil ne veulent pas venir en Europe – ou des situations qui crèvent le cœur – un quart sont mineurs et 9 sur 10 arrivent seuls – en passant par l’horreur ordinaire de l’inhumanité – les hommes sont vendus entre 325 et 3 250 euros, selon leurs capacités, et les femmes entre 150 et 1 500 euros, y compris les plus jeunes, qui finiront pour celles qui gardent la vie sauve dans les «connexion houses» (maison de passe) les plus sordides.
Pourtant, l’espoir subsiste, quand la soif de vivre l’emporte comme lors de cette rotation magique avec 69 personnes à bord de l’Aquarius où les chants, les danses et les regards complices redonnent foi en l’homme. À l’heure où les port(e)s se ferment en Europe, il faut repenser à ces noms et ces visages et en appeler d’urgence à une solidarité qui, seule, peut attester de notre propre humanité.
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Luc Clément, thanks so much for the post.Really thank you! Great.